Comment identifions-nous les objets représentés dans une image ? L’œuvre de Flint Schier, parue en anglais en 1986 et enfin traduite, renouvelle la théorie de la représentation. Il y défend la thèse selon laquelle les images sont interprétées naturellement, se différenciant en cela du langage.
L’énigme de la dépiction
La traduction de l’œuvre de Flint Schier, Deeper into Pictures, est une bonne nouvelle pour tous les chercheurs en esthétique qui s’intéressent au problème de la dépiction. La dépiction est un néologisme introduit récemment dans la littérature philosophique pour traduire le mot anglais « depiction ». Elle désigne un type de référence ou de représentation symbolique qui ne passe pas par les mots mais par les images. De fait, l’action de dépeindre un objet ou d’interpréter le contenu d’une image ne saurait être confondue avec l’action de décrire verbalement ce même objet ou de comprendre le sens d’un énoncé. F. Schier part de ce constat, sur lequel l’on ne peut que s’accorder, pour essayer de comprendre ce qui fait l’originalité de la représentation iconique.
L’œuvre de Flint Schier parue en anglais dans son édition originale en 1986 aux presses universitaires de Cambridge est une étape importante dans la réflexion esthétique contemporaine sur le sujet. La nature de la différence entre image et discours a nourri toutes sortes de réflexions très hétérogènes dans l’histoire de l’esthétique. Il est clair néanmoins que c’est une question qui dans les dernières décennies a d’abord été pris en charge par des penseurs appartenant à la tradition de la philosophie analytique. L’œuvre de Flint Schier s’inscrit bien sûr dans cette tradition et en adopte les traits stylistiques principaux : anti-systématicité de l’argumentation, essai de formalisation logique, réflexion nourrie par la recherche de contre-exemples souvent fictifs.
Pour comprendre quelle est la thèse défendue par F. Schier dans cet essai, il convient de rappeler quelles sont les grandes positions philosophiques disponibles sur la dépiction. F. Schier prend d’ailleurs soin de présenter dans le premier chapitre de l’ouvrage plusieurs de ces positions philosophiques auxquelles sa théorie s’adosse et qu’il discute de façon très serrée. Pour les besoins de la cause, nous pourrions les regrouper en trois catégories : 1) les thèses qui assoient la notion de dépiction sur celle de ressemblance ou d’illusion perceptuelle (Gombrich [1]) ; 2) les thèses qui font intervenir des procédés imaginatifs ou qui identifient la dépiction à une sorte de fiction (Wollheim [2], Sartre, Kendall Walton [3]) ; 3) les thèses qui dénient toute forme de spécificité à l’image et qui enrégimentent la dépiction dans l’ordre des activités symboliques conventionnelles (Goodman [4]). Lorsque F. Schier écrit son essai en 1985, l’ouvrage de Nelson Goodman intitulé Langages de l’art, semble avoir tranché le débat en faveur d’une position conventionnaliste, tant les arguments du philosophe américain ont porté atteinte à l’idée naïve de ressemblance. Pour un partisan de cette thèse, la lecture et l’interprétation des images sont guidées par des stipulations normatives et par la connaissance des systèmes de représentation historiquement et géographiquement situés.
La ressemblance n’est pas une condition suffisante de la dépiction
Il n’est besoin que de remarquer (a) qu’une chose peut ressembler à une autre sous un nombre infini d’aspects ou (b) que la relation de dépiction, contrairement à la relation de ressemblance, est une relation asymétrique, pour ruiner en effet tout usage philosophique du concept de ressemblance.
Ainsi deux images se ressemblent sans doute plus qu’une image de cheval et le cheval qu’elle dépeint.
Si S est une image de O et que S et O se ressemblent, il faut encore expliquer pourquoi O n’est pas une image de S.
Les images sont interprétées naturellement
L’importance historique de l’essai de Flint Schier est d’avoir complètement rejoué les cartes du débat en insistant sur cette intuition fondamentale dont nous avons déjà parlé : interpréter une image est une expérience irréductible à celle qui consiste à manipuler des signes conventionnels. Pourquoi ? Tout simplement parce que lorsque nous interprétons une image, nous le faisons de façon naturelle en nous appuyant sur les capacités recognitionnelles de notre esprit humain, c’est-à-dire notre compétence iconique (p. 74). Il est donc possible de fonder une théorie de la dépiction sur des capacités naturelles de l’esprit sans avoir recours à un concept injustifiable de la ressemblance entre une image et ce qu’elle dépeint.
Pour Flint Schier, une image, contrairement à une phrase, génère naturellement son interprétation. Il n’est besoin d’aucune stipulation entre l’image et ce qu’elle dépeint pour qu’un spectateur puisse interpréter le contenu d’une image. Ce qui explique pourquoi nous sommes capables d’interpréter facilement une image que nous n’avons jamais vue – alors que ce n’est pas possible avec un mot que nous n’avons jamais entendu et dont nous ne connaissons pas la signification. C’est ce que F. Schier nomme la thèse de la générativité naturelle (p. 70-71). Ainsi, dès que nous pouvons mener à bien une certaine interprétation iconique (l’interprétation d’une photographie en noir et blanc par exemple) nous sommes normalement capables d’interpréter de nouvelles photographies sans recourir à des stipulations supplémentaires, pourvu seulement que nous puissions reconnaître l’objet dépeint. La seule convention (Convention-C) que l’on puisse mettre en avant est une sorte d’entente communicationnelle entre producteur et utilisateur de l’image, à savoir que si telle image admet une certaine interprétation p générée naturellement, alors cette image signifie bien p (p. 208). Alors que seule cette entente communicationnelle est impliquée dans l’interprétation d’une image ; en ce qui concerne le langage, la compréhension d’un symbole suppose un accord autour des conventions qui gouvernent ce symbole, c’est-à-dire la maîtrise de règles grammaticales et l’apprentissage du vocabulaire. Voilà en quoi consiste pour F. Schier « la différence entre dépiction et langage » (p. 217).
La réussite picturale et la vérité dans la dépiction
Cette thèse a des conséquences philosophiques intéressantes. Pour que l’on puisse correctement interpréter une image en nous appuyant sur notre capacité recognitionnelle, il faut que celle-ci soit activée par l’artiste (ou le producteur d’images). Ainsi le travail de l’artiste consiste à expérimenter sur sa toile jusqu’à ce qu’il obtienne quelque chose qui soit capable de susciter la bonne interprétation naturelle de ce qu’il dépeint, chez lui, comme chez le spectateur. L’artiste et le spectateur – sous réserve d’un apprentissage rapide et naturel du mode de représentation iconique – sont censés en effet posséder les mêmes compétences iconiques. Schier peut dès lors formuler pour les images un critère pertinent de réussite picturale (p. 156) : une image est réussie lorsqu’elle remplit sa fonction de récognition. Cela doit du moins être l’intention de l’artiste, dans le contexte de la convention-C déjà présentée. F. Schier peut ainsi se positionner dans le débat sur le réalisme pictural.
Qu’est-ce qui rend une image réaliste ? Est-ce la quantité d’informations qu’elle véhicule (Gombrich) ? Son appartenance à des systèmes habituels et bien implantés de représentation iconique (Goodman) ? Pour Schier, il convient de se débarrasser d’une double hérésie : l’hérésie illusionniste et l’hérésie sémiologique (p. 222-223). Ce n’est bien sûr pas en nous trompant sur ce qu’elle est véritablement qu’une image parvient à véhiculer une information de façon iconique. Ce n’est pas non plus parce qu’elle ressemble à ce qu’elle dépeint. Schier prend acte de la critique adressée par Goodman à la thèse de la ressemblance (p. 284). Toutefois, il ne faut pas croire que tous les « systèmes iconiques se valent du point de vue de leur capacité à représenter le monde » (p. 223). Le réalisme d’une image ne se conquiert pas de façon purement conventionnelle. En effet, nous n’apprenons pas à interpréter ce qu’une image dépeint ; pas plus que l’artiste n’apprend un vocabulaire pour peindre le monde selon les normes représentationnelles de son temps. Certes l’iconologie, au sens de Panofsky, peut nous apprendre à comprendre une image et le message qu’elle est susceptible de véhiculer, mais elle est inutile pour activer chez le spectateur ses facultés de récognition. Il y a à ce sujet des développements tout à fait étonnants de F. Schier sur la différence entre l’artiste traditionnel et l’artiste moderne. Ainsi, contrairement à la thèse célèbre soutenue par le philosophe Nelson Goodman, nous ne pouvons pas considérer les systèmes de représentation iconique comme des langages susceptibles d’être appris ou plus ou moins maitrisés. Pour Schier le test du réalisme doit comporter deux volets : l’artiste doit tester à la fois l’iconicité de son œuvre (peut-on générer naturellement une interprétation correcte de l’œuvre avec notre seule compétence iconique ?) et son exactitude (l’interprétation que je fais du contenu de l’image est-elle conforme à ce qui est dépeint ?). Le réalisme est ainsi compris comme la vérité dans la dépiction (p. 237).
Bien sûr, l’image ne s’engage pas à l’égard de tous les aspects que présente l’objet qu’elle dépeint. Une photographie en noir et blanc est réaliste, même si elle n’est pas conforme aux couleurs véritables de la chose photographiée. Ainsi « le réalisme n’est pas une affaire simple » (p. 257). Chaque image effectue un choix entre ce qu’elle choisit de représenter et ce qu’elle choisit d’ignorer, elle est donc sélective eu égard aux objets qu’elle s’engage à dépeindre. La question est alors de savoir comment le spectateur d’une image est capable de générer naturellement la bonne interprétation de ce que l’image choisit ou non de dépeindre. Pour ne citer qu’un exemple, comment savoir que les figures de céramiques antiques ne sont pas « réellement » rouges, alors que nous sommes amenés à générer naturellement cette interprétation sur la base de notre faculté de récognition ? L’enjeu est d’éviter de devoir faire appel ici à des stipulations normatives, en donnant raison à l’hérésie sémiologique. Que les choses soient claires : l’interprétation des images sera pour F. Schier toujours naturelle, quand bien même nos interprétations seraient dépendantes de connaissances d’arrière-plan. D’où le recours fréquent à la notion gricéenne d’implicature et d’attente communicationnelle [5]. Pour Grice, l’implicature se réfère à tout ce qui est suggéré ou signifié par un locuteur de façon implicite dans un acte de communication ordinaire. Dans le cas présent, le fait que le rouge de la poterie ne signifie par la rougeur de la peau des personnages dépeints.
D’une philosophie du langage à une philosophie de l’esprit
Au-delà de ce que le livre de F. Schier emprunte à la philosophie du langage (notion d’attente communicationnelle), il est clair que l’orientation générale de l’essai est plutôt naturaliste. C’est sans doute ce qui a justifié le choix opéré par Sébastien Réhault pour traduire le titre original Deeper into Pictures. Pour Schier, l’interprétation d’une image n’a rien à voir avec de quelconques règles grammaticales, apprises ou innées. Ce qui caractérise une image, c’est la fonction qu’elle occupe dans le champ de nos activités perceptuelles. Une chose est une image en vertu du fait que des agents interagissent avec elle d’une certaine façon (p.130), c’est-à-dire en vertu du fait qu’elle génère chez eux naturellement une certaine interprétation. Cet essai marque ainsi très clairement le pas d’une philosophie de l’esprit sur une philosophie du langage dans les débats actuels sur la dépiction. La thèse de la générativité naturelle a de toute évidence ouvert la voie aux approches cognitivistes de la représentation qui se sont développées depuis.
Bien sûr, ce travail suscite nombre d’interrogations. On souhaiterait par exemple que l’arrière-plan cognitif de la reconnaissance, et donc de la compétence iconique, soit davantage explicité. D’autant plus si cette dite reconnaissance des images ne saurait se fonder sur la perception de ressemblances visuelles. Par ailleurs, si l’on ne peut que trouver convaincante l’intuition selon laquelle la dépiction est irréductible à la description et donc les images à un quelconque langage, on peut regretter que la compréhension que F. Schier a de la signification verbale ne tienne pas compte des aventures du sens. Il me semble que le projet de rendre étrangers, l’une à l’autre, image et langage risque d’être affaibli par une compréhension appauvrie du langage (une compréhension qui fait peu de place au rôle joué par le contexte dans la signification et qui semble parfois s’en remettre à l’idée que la signification des mots est obtenue par l’apprentissage d’un simple lexique). Or, il n’est pas dit que certaines interprétations verbales ne puissent également être générées naturellement, lorsque les locuteurs sont familiers d’une grammaire et d’un contexte d’énonciation.
Malheureusement l’auteur ne pourra pas répondre à ces questions. Il est mort peu après la première publication de l’ouvrage. Nul doute qu’il était l’un des philosophes les plus prometteurs de son temps. Depuis la parution de l’essai de Flint Schier beaucoup de théories originales de la dépiction se sont efforcées de faire droit à cette naturalité des images (Lopès [6], Kulvicki [7]). Et nous pouvons très certainement juger de la qualité d’une thèse à sa fécondité théorique.
Flint Schier, La naturalité des images, Essai sur la représentation iconique. Trad. Sébastien Réhaut. Paris, « Questions théoriques », coll. « Saggio Casino », 2019. 350 p., 22 €.
Alexis Anne-Braun, « Décrire ou dépeindre »,
La Vie des idées
, 12 juillet 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Decrire-ou-depeindre
Nota bene :
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[1] Ernst Hans Gombrich, L’art et l’illusion. Psychologie de la représentation picturale, trad. Guy Durand, Paris, Gallimard, 1971.
[2] Richard Wollheim, L’art et ses objets [1980], trad. R. Crevier, Paris, Aubier, 1994.
[3] Kendall Walton, “Picture and Make-Believe”, Philosophical Review, n°82, 1973.
[4] Nelson Goodman, Langages de l’art [1968], trad. Jacques Morizot, Éditions Jacqueline Chambon, 1990.
[5] Herbert Paul Grice, “Meaning”, Philosophical Review, n°66, 1957.
[6] Dominic Mc Iver Lopès, Comprendre les images. Une théorie de la représentation iconique [2006], trad. et ed. Laure Blanc-Benon, Rennes, PUR, collection « Aesthetica », 2014.
[7] John Kulvicki, On images : Their Structure and Content, Oxford, Clarendon Press, 2006.