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Essai Économie

De quoi le PIB est la mesure et comment le dépasser


par Didier Blanchet & Marc Fleurbaey , le 2 février 2021


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Faut-il se débarrasser du Produit intérieur brut (PIB) qui guide actuellement les politiques publiques ? D. Blanchet et M. Fleurbaey invitent à d’abord clarifier l’articulation entre les notions de production, de revenu et de bien-être pour mieux voir comment compléter la comptabilité nationale.

Aussi clivants que puissent être les débats sur la pertinence du Produit intérieur brut (PIB) et son rôle dans l’orientation des politiques économiques, il y a au moins un point de consensus qui en émerge, le fait qu’il n’est pas un indicateur de bien-être. Qu’il ignore de nombreux déterminants du bien-être et puisse valoriser certains facteurs de mal-être sont les deux principaux reproches que lui font ses détracteurs. Il peut s’agir d’éléments de bien ou de mal-être courants comme la façon dont ce revenu courant est distribué et l’ensemble des déterminants non-monétaires de la qualité de vie. Il peut aussi s’agir de contributions potentielles au mal-être futur, tout ce qui gonfle le PIB d’aujourd’hui et dont les effets négatifs ne se feront sentir qu’à terme, avec les interrogations qui en découlent quant à la soutenabilité de notre mode de vie. Ces critiques peuvent être qualifiées de consensuelles parce qu’elles sont également admises par les avocats du PIB. Assumer ces limites est même une de leurs façons de le défendre en rappelant qu’il n’a jamais prétendu représenter le bien-être et encore moins sa soutenabilité, et que c’est donc un mauvais procès de lui reprocher de ne mesurer ni l’un ni l’autre.

Disposer d’un tel point d’accord est une base. Mais où aller à partir de ce point ? Tout d’abord, de quoi le PIB est-il une mesure pertinente, puisqu’on ne peut évidemment pas se contenter de dire ce qu’il n’est pas ? Et par quoi le compléter sur toutes ces dimensions qu’il ne mesure pas ? Faut-il que cette complétion prenne la forme d’un méta-indicateur synthétique dont le PIB serait un ingrédient parmi d’autres, et si oui comment le construire ? Les complexités du monde et de la notion de progrès peuvent-elles vraiment se laisser saisir par un chiffre unique ? Faut-il préférer une pluralité d’indicateurs ? Mais comment éviter dans ce cas que trop d’information ne vienne tuer l’information ?

De quoi le PIB est-il la mesure ?

Pour caractériser ce dont le PIB est la mesure, la réponse qui paraît la plus naturelle est qu’il mesure la production, comme son nom l’indique, et que c’est sur ce terrain qu’il peut s’imposer. Un clair partage des rôles semble en découler : aux comptables nationaux de résumer d’un chiffre la masse de tout ce qui est produit, à d’autres de voir si on peut dire combien de bien-être en est tiré, et de chiffrer ce que cette activité de production peut avoir comme dégâts collatéraux. Cette clarification semble de bon aloi. Elle n’est pourtant pas sans inconvénients ni incohérences.

Il y a d’abord un risque de marginalisation à apparaître ainsi indifférent à tout ce qui est de plus en plus au cœur du débat public. L’importance donnée au PIB a longtemps profité du fait que la priorité collective était la croissance de la production matérielle et de la consommation qu’elle permet : les comptables nationaux étaient ceux grâce à qui on pouvait dire à quel degré cet objectif était atteint. Cet objectif n’a certes pas disparu. Mais d’autres questions sont devenues aussi voire davantage prégnantes : le fait que cette prospérité matérielle puisse ne pas profiter à tous, le fait que ses effets sur le bien-être ressenti semblent s’essouffler, et, de nouveau, la question de savoir de quoi demain sera fait, au-delà de la satisfaction des besoins et des envies du moment. Peut-on rester aussi délibérément en retrait de telles questions ? La comptabilité nationale ne doit-elle pas montrer comment elle s’y raccorde ?

Il faut ensuite faire face à l’objection que, même sur ce seul champ de la production, le PIB reste un indicateur incomplet car il n’en mesure qu’une partie, celle qui a pour contrepartie des flux monétaires. C’est ce que les comptables qualifient de « frontière de la production », une frontière pragmatique mais conventionnelle. On sait les problèmes que posent les franchissements de cette frontière. Il y a l’exemple traditionnel des activités domestiques qui se marchandisent. Le développement de l’économie numérique fait maintenant apparaître des mouvements inverses, avec un nombre important de services autrefois marchands qui peuvent basculer du côté du gratuit, ou tout du moins du côté d’un pseudo-gratuit dont on ne sait pas très bien ce que le PIB mesure ou pas. Tout cela alors même que cette frontière de la production est en d’autres endroits bien moins restrictive. La « production » des comptables inclut notamment celle de services de logements que les propriétaires-occupants se rendent à eux-mêmes, valorisés par des loyers imputés calculés par équivalence avec ceux du marché locatif. Qu’il faille les prendre en compte pour des comparaisons de niveaux de vie est indiscutable, mais comment justifier qu’un propriétaire soit considéré « producteur » de tels services pendant qu’il dort dans son fauteuil, alors que s’en lever pour s’acquitter des tâches ménagères est considéré comme non-productif ?

Avec tout cela, on n’est pas tellement plus à l’aise pour dire que le PIB mesure « la » production qu’on ne l’aurait été pour dire qu’il mesure « le » bien-être. La restriction au monétaire n’est pas moins gênante vis-à-vis de la première que du second. Le PIB mesure au mieux une certaine façon de délimiter la production, qui ne recoupe qu’imparfaitement celle du sens commun. Or il y a toujours problème à s’éloigner du sens commun pour qualifier des chiffres voués à alimenter le débat public.

Enfin, même si on accepte ces conventions de champ, se focaliser sur la production libère-t-il vraiment de toute interférence avec la problématique du bien-être ? La réponse est non, car on ne voit pas comment construire un agrégat de la production sans références minimales à l’utilité de toutes les choses qu’on y fait entrer, et donc sans devoir assumer un lien avec cette problématique plus large du bien-être.

Plus exactement, ce n’est que pour le cas limite d’une économie à un seul bien que les questions de la production et du bien-être seraient strictement séparables. Cette économie abstraite est celle des modèles élémentaires de croissance dans laquelle production, consommation et investissement ne reposent que sur un seul bien à tout faire. Si le monde était ainsi fait, il n’y aurait effectivement pas de problème à y suivre la quantité produite chaque année de cet unique bien. Mieux encore, comptabiliser chaque année ce qui serait consommé ou réinvesti de ce bien répondrait également à la question de la soutenabilité : il suffirait de s’assurer que la part mise de côté chaque année suffit bien à garantir le même niveau de production pour l’année d’après et, de fil en aiguille, pour toutes les années suivantes. Mais cette représentation très stylisée n’est qu’une commodité heuristique, de moins en moins adaptée à un monde où une bonne part de ce qu’on appelle croissance passe par la multiplication de biens et de services en renouvellement constant, dont une part croissante de services mal quantifiables en unités physiques.

C’est cette multiplicité des biens et services qui nous ramène fatalement à la question du bien-être. Le traitement pragmatique qu’en propose le comptable national consiste à pondérer les évolutions de leurs quantités par leurs prix relatifs, or ceci n’a pas d’autre justification que le lien supposé entre ces prix et les utilités relatives de ces biens et services. À combien évalue-t-on par exemple la croissance quand la production d’un nouveau modèle de smartphone augmente d’une unité pendant que celle d’un ancien modèle baisse d’une unité ? Convenir qu’elle est mesurable par l’écart de prix entre les deux modèles, c’est considérer que cet écart de prix traduit bien à un écart de service rendu : c’est bien une contribution à l’utilité globale du consommateur qu’on prétend capter, on ne voit pas quelle autre lecture proposer de cette méthode d’agrégation.

On se retrouve ainsi en porte-à-faux : on a eu raison de dire qu’on ne mesure pas le bien-être, mais on est bien obligé de se référer à sa traduction technique en termes d’utilité lorsqu’on veut justifier le recours à la métrique des prix, et ceci oblige du même coup à s’interroger sur le caractère instable et relatif de ces notions d’utilité et de bien-être, dont les prix ne peuvent être qu’une représentation imparfaite.

Avant tout un instrument de mesure des revenus

Puisque la notion de production agrégée pose ainsi problème, et puisque la référence au bien-être est incontournable, autant regarder le PIB sous une autre face où ce problème d’agrégation se résout bien plus naturellement et depuis laquelle il est plus facile d’aborder cette question du bien-être au sens large. Il s’agit de ce que les comptables qualifient d’approche « revenus » du PIB : elle n’ignore pas que c’est la production qui génère des revenus, mais ce sont ces derniers qu’elle met en avant.

Il n’y a pas besoin de beaucoup s’éloigner du modèle à bien unique pour faire comprendre comment les deux lectures s’articulent. Considérons le cas d’une économie A qui produit surtout des voitures et une économie B qui produit surtout des biens alimentaires, ces deux économies échangeant ces deux types de bien pour chacune bénéficier de structures de consommations équilibrées. Mesurer ce que chacune de ces économies produit comme nombres de voitures et quantités de biens alimentaires est intéressant en soi, et il faut le faire. On a besoin de mesurer « les » productions, car il n’y a pas de bien-être possible si rien n’est produit. Mesurer « les » productivités est également indispensable, car on gagne en bien-être à ce que les choses soient produites efficacement, c’est autant de disponible pour satisfaire d’autres besoins ou d’autres envies. En revanche, laisser penser qu’on sait mettre deux chiffres de production totale sur le fait de produire 100 voitures et 10 de biens alimentaires d’un côté et de l’autre 10 voitures contre 100 de biens alimentaires est trompeur : tout le monde voit bien ce que la mission a d’impossible et on n’est pas crédible à prétendre la mener à bien de manière indiscutable. Ce qu’on sait additionner, ce sont les revenus qui sont générés par ces activités productives. C’est là-dessus que vont porter les comparaisons internationales et sur ce que les revenus de ces deux pays vont leur permettre d’acheter des deux types de biens, compte tenu des prix qui résulteront de l’offre et de la demande sur ces deux pays pris dans leur ensemble.

Si c’est cette lecture par les revenus qu’on met en avant, le raccord avec le bien-être se trouve à la fois clarifié et mis en valeur, en même temps qu’on légitime la frontière de la production, réinterprétée comme frontière de ce revenu. Vu sous cet angle, rien de plus naturel en effet à ce que le PIB reste centré sur le champ de ce qui donne lieu à échange marchand, avec la dérogation admissible du quasi-revenu que constituent les loyers imputés. Et dire de ce revenu qu’il est une composante du bien-être sans en représenter la totalité est une idée a priori facile à faire partager : tout le monde convient que l’argent ne fait pas le bonheur mais y contribue néanmoins pour une part significative.

Plus largement que le seul PIB, c’est toute la comptabilité nationale qui se comprend mieux comme étant avant tout un outil de description des flux de revenus associés à l’activité productive, qu’elle soit localisée sur le territoire comme considéré dans le PIB ou qu’on y inclue aussi des flux transfrontières au profit des résidents nationaux ou étrangers comme dans sa variante du revenu national. Ce sont ces données qui sont tangibles, ces flux sont sommables, leur agrégation a donc un sens, et ils peuvent ensuite être désagrégés à volonté pour des analyses fines en termes de répartition. C’est sur un tel front que les comptables nationaux peuvent prétendre à la fois à la précision et à l’exhaustivité et c’est comme cela qu’il se réinsèrent le mieux dans les débats du moment, car les problématiques du bien-être et de la soutenabilité n’éclipsent en rien la question de qui gagne quoi, l’actualité récente n’a pas cessé de nous le rappeler. Qui aurait envie de se passer d’un outil qui cadre et éclaire cette dimension du débat ?

Au-delà des revenus, comment mesurer le bien-être courant ?

L’apport de l’agrégat PIB ayant été ainsi mieux caractérisé, reste donc le fait qu’il ne nous dit pas tout, loin s’en faut, et qu’il faut donc le compléter si on souhaite une véritable mesure du progrès social et de sa soutenabilité.

Que faire d’abord vis-à-vis de la question du bien-être courant ?

En gros, la littérature nous propose quatre approches, qui se raccordent de manière très variable avec l’approche des comptes nationaux. La première renonce à traiter le problème par un indice unique. C’est l’approche par tableaux de bord consistant à multiplier les indicateurs éclairant les différents aspects du bien-être. L’avantage est d’éviter d’avoir à trancher la question de la pondération de ces composantes du bien-être. Mais le problème est la tendance inverse de ces tableaux à vouloir détailler trop d’information, d’une manière qui s’avère difficile à hiérarchiser, l’exemple emblématique étant celui des pas moins de 232 indicateurs du développement durable dernièrement adoptés par les Nations Unies pour le suivi des 17 objectifs de leur agenda 2030. Que de tels tableaux de bord soient d’utiles entrepôts de données et que leur mise en place aide à stimuler les travaux de production statistique ne fait aucun doute, mais on a aussi besoin d’information synthétique.

Deux autres pistes permettent de disposer d’indicateurs agrégés : d’une part le calcul d’indicateurs composites tels que l’Indice de développement humain (IDH) qui utilise une règle statistique pour combiner PIB/tête, espérance de vie et niveau d’éducation, vus comme les trois composantes essentielles du développement ou du bien-être, et d’autre part la mesure du bien-être subjectif.

Pour le comptable national, une approche du type IDH a pour attrait de prendre le PIB tel quel, sans d’ailleurs s’arrêter sur la question de ses limites internes. Le problème de cette approche comme de tout type d’indice composite est d’introduire une forte dose d’arbitraire dans la façon de combiner le PIB avec les dimensions qu’on y rajoute. Les propriétés de l’indicateur ne reflètent que les choix de son concepteur, souvent guidés par la commodité de calcul. En ce sens, on est en retrait de la démarche des comptes où le recours aux prix relatifs est supposé approximer ce que sont les préférences entre les différents biens et services. Là, on supplée à l’absence de révélation par les prix par le choix d’une règle d’agrégation purement conventionnelle.

L’approche subjective enjambe totalement cette difficulté en essayant d’aller directement au résultat. Plutôt que d’essayer de savoir comment les individus hiérarchisent les biens, les services et les niveaux de toutes les autres composantes non marchandes de leur bien-être, on va directement à la mesure de celui-ci en interrogeant les individus sur la façon dont ils l’évaluent quantitativement, typiquement sur une échelle allant de un à dix. L’avantage est le fait de s’appuyer sur une information individuelle quantitative assez facile à collecter et directement manipulable pour la confection d’indices agrégés, cette information respectant a priori les préférences individuelles des intéressés, plutôt que les pondérations arbitraires utilisées dans les indices composites. Mais un des problèmes est l’absence de visibilité sur la façon dont l’individu traduit sa satisfaction dans la grille de notation qu’on lui propose. Deux individus de conditions de vie similaires peuvent les noter très différemment. Le caractère totalement subjectif de la mesure en fait ainsi à la fois l’intérêt et la limite : il est intéressant de savoir comment les gens évaluent leurs vies, mais cela ne fournit pas forcément un étalon valable pour des comparaisons interpersonnelles, a fortiori pour des comparaisons de niveaux de vie entre pays et dans le temps.

Une quatrième approche est alors possible, une approche pseudo-monétaire basée sur le calcul de revenus dits « équivalents ». Elle partagera avec l’approche subjective le fait de respecter les préférences individuelles, en utilisant des pondérations des déterminants du bien-être cohérentes avec les préférences, mais en évitant le problème du biais déclaratif qui peut fausser les évaluations subjectives directes du bien-être global. Et elle est un prolongement logique de la façon dont la comptabilité nationale convertit les revenus nominaux en niveau de vie ou en pouvoir d’achat. Passer du revenu nominal au pouvoir d’achat, c’est soustraire au premier une mesure de l’évolution générale des prix qui nous dit de combien doit-être accru le revenu monétaire pour préserver le niveau d’utilité du consommateur représentatif face à ces mouvements des prix. C’est donc exprimer les hausses ou baisses des prix en pertes ou augmentations équivalentes de revenu. Le concept de revenu équivalent étend cette démarche en évaluant par quelles hausses ou baisses de revenu doivent être compensées des altérations ou améliorations des conditions non monétaires du bien-être si on veut que ce dernier reste constant. C’est déjà ce que font à leur manière les calculs de loyers imputés : considérer que, en comparaison d’un locataire, un propriétaire bénéficie d’un surcroît implicite de revenu égal au montant du loyer qu’il est dispensé de verser à un bailleur, à qualité de logement identique. Il s’agit donc d’étendre ce principe à d’autres domaines : à quel supplément de revenu est jugé équivalent le fait de bénéficier d’un environnement de qualité, d’être en bonne plutôt qu’en mauvaise santé ? L’idée n’est pas de considérer que toutes ces choses s’achètent, mais simplement que l’étalon monétaire est une façon de quantifier leur importance, en pouvant d’ailleurs s’appuyer au passage sur l’approche subjective, car l’approche subjective dûment corrigée des biais déclaratifs qui peuvent l’affecter est une source d’information pour évaluer ces équivalents-coûts ou ces équivalents-revenu d’au moins une partie des déterminants non monétaires du bien-être.

Une stratégie de mesure éclectique et pluraliste se dessine ainsi. Il y a d’abord place pour un noyau dur des comptes centré sur leur cœur de métier, la mesure « des » productions plutôt que de « la » production et la mesure de l’ensemble des revenus qui en sont tirés et de leur pouvoir d’achat au sens classique du terme. Toutes ces choses sont déjà présentes dans les comptes nationaux. D’autres aspects du bien-être sont ensuite mesurés de manière directe : la santé, la qualité de l’environnement… On peut laisser coexister toutes ces mesures au sein de tableaux de bord à large spectre. Mais, si on veut dégager une information synthétique, se ramener à une unité de compte commune est indispensable. Là, il n’y a guère que deux options, une fois écarté l’arbitraire des indices composites : soit l’unité monétaire des comptes, et c’est alors l’approche par le revenu équivalent qui est la voie la plus rigoureuse, soit l’approche de la mesure subjective directe du bien-être. Rien n’oblige à choisir définitivement entre l’une ou l’autre : les deux peuvent coexister, un peu comme le font des bulletins météorologiques qui combinent mesures de la température objective et de son ressenti, car ce ressenti n’est pas non plus inintéressant à surveiller, il l’est même au plus haut degré.

La soutenabilité

Reste la question de la température de demain, ce qui est le sujet de la soutenabilité, à la fois au sens propre du terme, avec la question du réchauffement climatique, mais plus largement sur toutes les dimensions de cette soutenabilité. Cette question a deux aspects : savoir comment se mesure la soutenabilité, et savoir si cette mesure doit être intégrée à ou séparée de la question de la mesure du niveau de vie courant.

Commençons par la seconde sous-question. Faut-il pousser la quête d’indicateurs synthétiques jusqu’à une mesure intégrée du bien-être courant et de sa soutenabilité ? C’est ce qu’on a longtemps escompté d’un PIB vert qui aurait généralisé la notion de produit intérieur net en intégrant la dépréciation de toutes les formes de capital, y compris donc le capital naturel. Que les indicateurs nets soient préférables à leurs équivalents bruts ne fait effectivement pas de doute, ce sont des mesures plus justes des performances réelles des pays. Mais, en eux-mêmes, ces indicateurs ne peuvent être « la » réponse à la mesure de la soutenabilité. Réduire le problème au calcul d’un PIB vert ne permet pas en soi de faire la différence entre économie très productive mais polluante et une économie moins productive mais propre. Les deux économies pourraient très bien se retrouver avec les mêmes niveaux de ce PIB vert, alors même qu’on cherche justement à les différencier. L’obsession du chiffre unique ferait ici perdre une information fondamentale : le niveau de vie courant et sa soutenabilité sont deux sujets qui sont certes à aborder ensemble, mais qu’il faut mesurer séparément.

Comment mesurer alors cette soutenabilité, et peut-elle pour sa part se laisser capter par un indicateur unique ? Pour cette mesure, c’est sur le renouvellement ou la préservation des ressources qu’il faut placer le projecteur. En l’état, la comptabilité nationale se charge déjà de mesurer le renouvellement du capital productif, via la notion de formation nette du capital fixe, non sans se heurter d’ailleurs aux mêmes limites que la mesure de la production courante : la valeur de marché des investissements est-elle un bon prédicteur de leurs contributions attendues à la production, aux revenus futurs et au bien-être futur ?

À supposer ces difficultés suffisamment sous contrôle, comment combiner ensuite cette information avec des mesures des autres contributions à la soutenabilité, qu’elles soient positives – par exemple l’accumulation de capital humain – ou qu’il s’agisse des contributions négatives que sont les atteintes à l’environnement ?

Chacun de ces facteurs doit commencer par faire l’objet d’un suivi qui lui est propre, dans l’unité de mesure la plus adaptée pour lui : pour le climat, ce sont les émissions de gaz à effet de serre qui sont la grandeur d’intérêt. Si l’on veut ensuite passer à une mesure globale de la soutenabilité, on bute là encore sur la question du choix d’une unité de compte commune. Si on retient l’étalon monétaire des comptes, se pose à nouveau la question de donner une valeur ou un coût à ce qui n’en n’a pas spontanément. Et elle se pose de manière bien plus complexe que lorsqu’il s’agit de trouver des équivalents monétaires à des éléments non monétaires du bien-être courant, car vient s’ajouter ici une dimension prospective. C’est là-dessus qu’a buté jusqu’ici la mise au point d’une comptabilité verte. Il faut se projeter dans le futur, et un futur qui est forcément incertain. En gros, si on reste sur l’exemple du changement climatique, il y a deux options. Soit on peut trouver une façon d’attribuer un coût à chaque tonne émise de gaz à effet de serre, selon différents scénarios sur les dommages additionnels qu’elle va induire dans le futur. Soit on demande ce qu’il en coûterait de contenir ces émissions en deçà de seuils prédéfinis, selon différents scenarios sur les technologies disponibles pour leur réduction. Ce sont deux façons de mesurer comment la contrainte climatique est susceptible d’amputer les revenus futurs, soit parce qu’il y aura à subir les conséquences des émissions courantes, soit via le coût d’en éviter de nouvelles.

Aucune de ces deux approches n’est techniquement facile, et il reste à voir si les autres formes d’atteintes à l’environnement peuvent être mesurées à la même aune. Mais au moins dispose-t-on de cadres conceptuels sur la base duquel il est possible d’avancer. Bien repositionnée, l’approche monétaire de la comptabilité nationale est incontournable dans le système d’information dont ont besoin les politiques économiques, sociales et environnementales. Elle ne saurait répondre à tout, mais les éléments de diagnostic qu’elle fournit ne peuvent à l’évidence pas être ignorés.

par Didier Blanchet & Marc Fleurbaey, le 2 février 2021

Pour citer cet article :

Didier Blanchet & Marc Fleurbaey, « De quoi le PIB est la mesure et comment le dépasser », La Vie des idées , 2 février 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/De-quoi-le-PIB-est-la-mesure-et-comment-le-depasser

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