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Recension Philosophie

D’où viennent nos institutions philosophiques ?

À propos de : Pierre Macherey, Études de philosophie « française », de Sièyès à Barni, Publications de la Sorbonne


par Stéphanie Roza , le 26 mars 2014


Enquêtant sur les origines des institutions philosophiques françaises, P. Macherey montre qu’elles s’enracinent dans le besoin, commun aux contre-révolutionnaires et aux républicains du XIXe siècle, d’inventer une tradition nationale en vue de contrer les Lumières compromises dans les excès de la Révolution et d’accompagner l’identité nationale en formation.

Recensé : Pierre Macherey, Études de philosophie « française », de Sièyès à Barni. Préface de Bertrand Binoche. Publications de la Sorbonne, 2013. 400 p., 22 €.

La question posée par Pierre Macherey dans cet ouvrage est la suivante : faire de la philosophie en France, est-ce faire de la philosophie « française », c’est-à-dire sacrifier, le plus souvent sans le savoir (ou sans vouloir le savoir...) aux dogmes d’une certaine tradition nationale ? Et si tel est le cas, le premier d’entre ces dogmes n’est-il pas précisément l’oubli de cette tradition, ou plutôt son refoulement, au profit de l’affirmation orgueilleuse d’une pensée qui se vit comme apatride, atemporelle, exclusivement justiciable des critères abstraits d’une évaluation purement rationnelle ?

Philosophie et histoire de la philosophie

C’est naturellement à l’institution universitaire, et à ses membres, que Pierre Macherey demande d’abord : qu’est-ce que faire de la philosophie en France, qu’est-ce, en particulier, qu’y faire l’histoire de la philosophie ? La réponse que la collection d’articles réunie dans le volume propose à cette question s’exprime tant dans les objets d’étude choisis eux-mêmes, que dans la manière de les traiter. D’abord, y est affichée la conviction selon laquelle il n’y a pas, et ne peut y avoir de philosophie hors d’une histoire de la philosophie : autrement dit, sans une inscription vigilante des concepts et des thèses philosophiques dans le contexte des guerres, des crises, des affrontements politiques et sociaux, des institutions et des projets idéologiques qui, au fond, en constituent la matrice, autant qu’ils en déterminent la fonction. Le rappel d’une telle position méthodologique paraîtra sans doute trivial à certains, mais la partie est loin d’être gagnée sur cette question dans le champ de la production académique nationale. Pierre Macherey choisit de montrer, plutôt que de démontrer, concrètement, c’est-à-dire historiquement, où nous mène un tel présupposé quant il devient un principe d’examen autocritique de l’institution philosophique française par l’un de ses membres les plus respectés, et dont le parcours personnel, depuis l’École Normale Supérieure jusqu’à la Sorbonne et au-delà, incarne parfaitement le cursus honorum national.

De prime abord, il s’agit, contre la tradition académique, de franchir la frontière qui sépare les « grands », les « vrais » philosophes retenus par l’Université, de ces minores dont on refuse de prendre au sérieux les prétentions, ou tout simplement la valeur philosophique, pour des raisons diverses mais loin d’être toujours bonnes. Souvent, notamment, le rejet semble dû au fait que les auteurs en question se sont trop compromis en politique, ou plus exactement avec le pouvoir, dont le philosophe prudent est censé savoir se démarquer : tels sont Sieyès, Bonald, Cousin, De Maistre, Saint-Simon. Parfois encore, c’est le caractère hybride de leurs œuvres, où la teneur philosophique se mêle à d’autres visées (littéraires, historiques, religieuses) qui a interdit leur admission dans le temple : ainsi Chateaubriand, Renan, Guizot. D’autres enfin n’ont pu y prétendre à cause du caractère éclectique, et disons-le, un peu incohérent de leur pensée, comme l’autodidacte Proudhon. Mais aux yeux de Macherey, ce qui paraît décisif, et ô combien symptomatique, demeure le fait que les « philosophes » n’ont pas su voir, derrière une forme rétive à la formalisation académique, inélégante aux yeux des amoureux des systèmes, l’innovation conceptuelle. Même pas Marx, emporté par l’élan de la polémique contre l’auteur de Philosophie de la misère, et peut-être aussi par ses propres préjugés... S’interroger sur cet impensé, et (re)venir aux textes dans cette perspective, permet notamment de nuancer fortement les catégorisations hâtives qui conduisent à classer tel penseur parmi les « réactionnaires » tandis que tel autre sera considéré comme « novateur » : la perspective historique induite par ces études successives fait au contraire apparaître une complexité inaperçue. Elle permet, dans un étonnant chassé-croisé, de montrer (chapitre VII) comment surgit chez Bonald l’idée, extrêmement novatrice, et pourrait-on dire sociologisante, selon laquelle la pensée est un phénomène qui advient non pas sur le plan de la conscience, mais sur celui des relations de pouvoir ; ou comment (chapitre VI) l’ambiguïté même de la foi de Chateaubriand, malgré sa volonté affichée de faire retour au « vrai » christianisme, est avant tout révélatrice du sentiment religieux propre à son temps. Par où l’on voit que Marx, notamment dans son rapport à Proudhon, peut incidemment apparaître comme un représentant de la morgue spontanée des philosophes estampillés, et la pensée conservatrice comme porteuse des tendances lourdes de la modernité sur un plan intellectuel et affectif.

Les « grands » auteurs ne sont donc pas absents de cette réflexion, mais apparaissent souvent sous un jour quelque peu inhabituel. C’est essentiellement lu, et mal lu, par Cousin qui ne savait pas l’allemand, puis déformé (à moins qu’il n’ait été trop bien compris) par Proudhon, que Hegel est introduit en France et dans le recueil de Macherey ; de même, c’est dans la mesure où ses concepts sont en quelque sorte acclimatés, et mis par Barni au service d’une nouvelle forme de morale laïque, rationnelle et républicaine, que Kant fait à son tour son apparition. De même pour Spinoza relu par les saint-simoniens.

Parmi les « grands », Marx fait finalement l’objet d’un traitement particulier. Il semble qu’une préoccupation souterraine ait conduit Pierre Macherey à revenir sur les différents éléments qui, chez les Idéologues, chez Saint-Simon, chez Proudhon même, ont pu être réfléchis par Marx de telle sorte qu’ils apparaissent sous forme de traces dans sa conception de l’idéologie, des rapports sociaux, de la propriété. À une telle enseigne, l’ouvrage apparaît parfois comme un essai de généalogie, encore très althussérienne, des sources spécifiquement françaises de la pensée marxienne.

L’institution philosophique

Mais à travers ce parcours d’auteurs, Pierre Macherey entend avant tout remonter aux origines historiques des institutions nationales dans lesquelles la philosophie s’est faite et se fait encore : l’École Normale Supérieure, les lycées, les universités, telles qu’elles ont été pensées en leur temps, c’est-à-dire au prisme de leurs contemporains qui les ont promues, légitimées, fait fonctionner, ou même de ceux qui se sont formés à côté d’elles, ou contre elles. Cet éclairage vient étayer ce qui constitue finalement l’hypothèse centrale de l’ouvrage : l’idée selon laquelle le caractère irréductiblement « français » de notre philosophie s’enracine avant tout dans l’urgence collectivement ressentie de « terminer la Révolution », et ce, pour des raisons différentes mais convergentes : d’abord, pour s’arracher à cette parenthèse vécue comme destructrice lors de laquelle la philosophie, celle des Lumières, semble s’être irrémédiablement compromise avec les excès de la démocratie, de la déchristianisation, de la Terreur ; ensuite, et en conséquence, pour renouer « le fil d’une ‘tradition’ inventée rétroactivement pour les besoins de la cause » (Préface, p. 9), non seulement par la frange contre-révolutionnaire des penseurs cherchant à réhabiliter un christianisme éternel garant de l’ordre, mais également par les promoteurs républicains d’une philosophie qui aurait ceci de français, qu’elle serait susceptible de renforcer l’identité nationale en formation.

De ce point de vue, la constitution d’une philosophie française apparaît moins comme le produit spontané d’une histoire commune, que l’on pourrait faire remonter à Descartes, que comme une entreprise délibérée, bien que parfois contradictoire dans ses présupposés et dans ses attendus, une entreprise surdéterminée de part en part par la nature essentiellement politique de ses enjeux. La philosophie a ainsi partie étroitement liée avec la promotion de la forme républicaine d’organisation de la vie collective, et son institutionnalisation scolaire précoce a fait d’elle très tôt un des piliers du nouvel ordre national.

Dans ce cadre, le mouvement de professionnalisation de l’activité philosophique, qui fait du philosophe un enseignant et un éducateur, lui a conféré un rôle social de plus en plus central et précis : celui de promouvoir la nouvelle forme de citoyenneté, de cimenter l’attachement des individus à la collectivité nationale et à ses valeurs. Si bien qu’après 1870, et pour longtemps, « la république, en France, a été la république des professeurs de philosophie » (p. 382). Dans cette perspective, un des aspects les plus cruciaux de la reconstitution, et les plus frappants, est la trajectoire, inséparable du « devenir-français » de la philosophie, du nom d’idéologie, qui, inventé par Destutt de Tracy en 1796, « péjoratisé » par Napoléon et Marx, et peu à peu employé partout, se révèle être devenu, non pas seulement un concept, mais encore et avant tout un fait social massif. Macherey montre chemin faisant comment, peu à peu, la société française a forgé une conscience théorique d’elle-même qui est celle d’une « société de communication », c’est-à-dire un espace commun centré autour de la circulation des idées, un champ dans lequel doit avant tout s’effectuer la collaboration des esprits, sans cesse menacée par le risque du dogmatisme, du catéchisme républicain dévitalisé. C’est dans ce cadre imaginaire que peut se comprendre la centralité du personnage du professeur de philosophie, dont Macherey, dans son introduction extrêmement suggestive, rappelle la tâche impossible, héritée de toute cette histoire : orienter les jeunes esprits vers la vérité, vers un certain devoir-être, tout en développant leur esprit critique ... toutes choses qui ne s’enseignent peut-être pas, et sans doute dans une salle de classe moins qu’ailleurs. À défaut de sortir le professeur de cette position si inconfortable, et si reconnaissable, du moins l’ouvrage a-t-il l’immense mérite de montrer d’où vient la difficulté, de comprendre comment et pourquoi l’on en est arrivé là.

par Stéphanie Roza, le 26 mars 2014

Pour citer cet article :

Stéphanie Roza, « D’où viennent nos institutions philosophiques ? », La Vie des idées , 26 mars 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/D-ou-viennent-nos-institutions

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