Du roman sentimental aux blogs de nail art en passant par le soap opera, de nombreux médias s’adressent explicitement aux femmes. Tout en véhiculant des normes oppressives, ils ouvrent des espaces de réflexion autour de la féminité et des rapports entre les sexes.
Je ne compte plus le nombre de mes connaissances et collègues surdiplômé·e·s qui, depuis le début de cet exceptionnel confinement, discutent d’Animal crossing, de la dernière saison de La Casa de papel ou de leur binge-watching de films post-apocalyptiques. Rien d’étonnant à cela : on sait que la consommation de la culture de masse globalisée n’a plus rien de méprisable, et que la distinction observée en son temps par P. Bourdieu se construit désormais moins sur la primauté accordée à la culture savante par les classes supérieures que sur leur aisance à passer d’un registre culturel à l’autre. On sait aussi que cet éclectisme s’accompagne de « nouveaux territoires de la domination symbolique » qui se définissent notamment à travers le rejet de certaines pratiques les plus associées aux classes populaires [1]. Cette logique de classe s’articule à une logique de genre : les pratiques les plus connotées du côté du féminin sont aussi les plus dévalorisées. Le féminin, a fortiori lorsqu’il est articulé au populaire, est souvent vecteur de « capital symbolique négatif » [2], comme le montre l’enquête menée par V. Albenga auprès de lectrices des classes moyennes en quête de légitimation culturelle qui se distancent des genres littéraires ou des modes d’appropriations identifiés comme féminins, lesquels seraient susceptibles de dévaluer leur pratique [3].
Les médias interpellant spécifiquement les femmes – au double sens où elles en sont la cible principale et où ils sont vecteurs de normes liées à la « féminité » [4] – sont pourtant plus vivants que jamais, bénéficiant des possibilités techniques offertes par le numérique et en particulier le web participatif. Les blogs et autres plateformes d’écriture en ligne ont ainsi révolutionné les modes de production, de médiation et de consommation du roman sentimental : des « locomotives » comme Cinquante Nuances de Grey (Erika L. James, 2012) qui a souvent été désigné de manière péjorative dans les médias comme l’inventeur du mummy porn, ou After (Anna Todd, 2014), écrit sur un smartphone, ont d’abord été publiées respectivement sur un blog et sur www.wattpad.fr. Leur succès colossal, qui a engendré en retour la naissance de multiples communautés de lectrices en ligne, a obligé un éditeur historique de romans sentimentaux comme Harlequin à dépoussiérer et diversifier son offre, qui se décline désormais en nombreux sous-genres.
Cet essai propose d’analyser sous un angle féministe quelques-unes des caractéristiques de la « culture populaire féminine » [5], un terme qui regroupe les genres, formes, phénomènes, pratiques et supports culturels et médiatiques qui sont associés aux femmes et au féminin – ces deux termes sont ici envisagés comme des catégories sociales et discursives façonnées par les rapports de genre, mais aussi de classe, de sexualité et ethnoraciaux. S’ils ont jusqu’ici suscité relativement peu de travaux au sein des universités françaises [6] (dont la culture dite populaire a déjà mis bien longtemps à pousser les portes), il existe en revanche dans les universités anglo-américaines un très riche champ de recherche autour de ces objets et pratiques, né dans le sillage des Cultural Studies (une école de pensée apparue en Grande-Bretagne à la fin des années 1950 et tournée vers l’étude des cultures et des modes de vie populaires) ainsi que des mouvements féministes des années 1970. En portant à la connaissance du public certains des débats qui ont structuré ce champ particulier de la théorie féministe, cet essai entend aussi contribuer aux discussions en cours au sein du féminisme politique. Alors que la « 4e vague » féministe apparue sur les réseaux sociaux aux alentours des années 2010 bouscule l’ensemble du corps social, il semble en effet plus que jamais nécessaire de comprendre les ressorts du succès persistant de cette culture massivement (mais non exclusivement) consommée par les femmes et généralement perçue comme conservatrice, productrice de normes oppressives, voire comme un redoutable véhicule pour la « culture du viol ».
Du roman sentimental au soap opera : des fictions pour femmes
Puisant leurs origines dans le roman sentimental (et ses variantes « gothique » et « domestique ») apparu au XVIIIe siècle [7], les fictions sérielles à destination des femmes se développent ensuite avec l’expansion de la culture de masse et la démocratisation des loisirs. Chaque format possède ses particularités mais le soap opera, le roman Harlequin ou le roman photo (tel Nous Deux), pour ne prendre que ces trois exemples, ont en commun de se centrer sur les relations sentimentales et affectives. Si l’expression du point de vue féminin y est privilégiée, les préoccupations masculines n’en sont pas moins elles aussi montrées comme entièrement tournées vers les sentiments et les relations privées : dans les romans d’inspiration gothique dont Cinquante Nuances de Grey constitue par exemple un avatar contemporain, une jeune femme innocente (souvent vierge) tombe éperdument amoureuse d’un homme séduisant mais brutal, dont le dédain et l’agressivité liminaires font progressivement place à l’expression d’un amour sans limites qu’il admet ressentir depuis les premiers instants de la rencontre [8].
Plus largement construit autour du triomphe de l’héroïne sur l’indifférence et l’agressivité masculine, le récit canonique du roman sentimental proclame la supériorité des valeurs traditionnellement associées au féminin (l’amour, la douceur, la sphère privée) sur les valeurs masculines (le contrôle, le pouvoir, l’argent). Ce schéma explique le succès jamais démenti de ce type de fictions : en construisant un univers rêvé où les hommes se rallieraient aux attributs du féminin, les romans d’amour constituent un espace de validation d’une culture habituellement dévaluée. Or, ils sont pour les mêmes raisons considérés comme des dispositifs de naturalisation de la féminité, mais aussi de dépolitisation et de renforcement des rapports de domination. En suggérant que l’agressivité des hommes n’est qu’une parade derrière laquelle se cache leur difficulté à exprimer des sentiments, les romans reconnaissent et thématisent certes les frustrations et les violences bien réelles subies par les femmes en régime patriarcal, mais ils occultent du même coup les clés de compréhension des rapports inégalitaires qui fondent ces violences [9].
Contrairement aux romans d’amour et aux romans-photos qui offrent des récits clos centrés sur un couple, les soap operas proposent des récits sans fin (certains comme Les Feux de l’amour, en production depuis 1973, s’étalent sur plusieurs décennies), mettant en scène une constellation de personnages regroupés au sein de deux ou trois familles qui s’affrontent. Ces feuilletons diffusés l’après-midi et originellement financés par des fabricants de produits ménagers et cosmétiques – d’où cette appellation ironique à connotation péjorative – ciblent d’abord exclusivement les femmes au foyer, avant de chercher à élargir leur audience à partir de la fin des années 1970, en raison de la salarisation massive des femmes au cours de cette décennie [10]. Le succès de ces feuilletons auprès des femmes interpelle la théorie féministe, dans un contexte – celui des années 1970 – d’apparition des women’s studies au sein des universités nord-américaines. Le soap est d’abord vu comme une instance de légitimation de l’exploitation domestique des femmes et de promotion de la famille, laquelle y apparaît comme une valeur centrale et comme seul lieu possible d’épanouissement individuel. Au reste, la temporalité particulière du récit qui consiste à repousser perpétuellement la résolution des intrigues semble concorder avec l’attente constitutive de l’expérience quotidienne des femmes au foyer (l’attente du retour du mari, de la sortie de l’école des enfants, etc.) [11].
Les soaps construisent toutefois une représentation paradoxale de la famille : si aucun personnage n’y échappe, elle y est aussi montrée comme intrinsèquement dysfonctionnelle, théâtre de conflits qui la maintiennent en permanence au bord de l’éclatement. À travers le soap, la spectatrice se consolerait ainsi de ses propres échecs à atteindre et maintenir durablement l’harmonie au sein de son foyer [12]. Mieux, le personnage récurrent de la femme puissante et – forcément – méchante fournirait un dérivatif à la colère des femmes en leur permettant de jouir par procuration d’un pouvoir de transgression qui leur est traditionnellement interdit sur la scène sociale. Intégrant certaines prérogatives féministes, la career woman qui apparait dans les soaps à partir de la fin des années 1970 [13] (et dont Alexis Carrington jouée par Joan Collins dans Dynasty constitue un étalon) est en même temps construite comme un personnage haïssable qui place de fait la spectatrice dans une position dissonante [14]. Fictions stéréotypées et répétitives, les soaps sont ainsi caractérisés dans le même temps par leur ouverture textuelle et idéologique : leurs récits littéralement sans fin ne délivrent pas de morale (contrairement aux récits clos) mais proposent, sans jamais trancher, une pluralité de points de vue sur des thématiques souvent en prise avec un contexte social qu’ils donnent à voir à travers un filtre interprétatif. Il arrive même souvent qu’ils soient précurseurs dans le traitement télévisuel de certaines questions sociales, à l’image du soap français {}Plus Belle la vie (diffusé sur France 3 depuis 2004) dont les intrigues collant au plus près de l’actualité sociale et politique comportent une dimension explicitement pédagogique [15].
Agency des consommatrices et réseaux de sociabilité
Au cours des années 1980 un déplacement majeur s’opère qui consiste à examiner la culture de masse – et en particulier la culture féminine – du point de vue de ses consommateurs·trices. Ce changement de focale permet de révéler des modes d’appropriations qui débordent les cadres idéologiques identifiables au moyen des analyses textuelles d’inspiration structuraliste qui caractérisent la théorie féministe des années 1970. Ainsi, la lecture de romans sentimentaux s’avère constituer un acte de protestation « douce » contre l’exploitation domestique : les lectrices rencontrées par J. A. Radway, femmes au foyer pour la plupart, refusent temporairement mais non moins consciemment d’exécuter les tâches matérielles et affectives qui leur incombent en tant qu’épouses et mères pour s’accorder durant la journée un temps exclusivement consacré au plaisir de l’évasion romantique [16].
Dans sa célèbre étude sur la réception de Dallas publiée au début des années 1980, I. Ang propose quant à elle de considérer la fiction comme un espace d’expérimentation émotionnelle [17]. Elle y défend l’idée que la série, qui met en scène une famille de milliardaires texans, n’est pas appréciée pour ses références au monde réel mais pour sa capacité à fournir un espace au sein duquel les spectatrices peuvent se laisser aller à des excès émotionnels réprimés sur la scène sociale, où chacun·e est tenu·e à la maîtrise de soi. « L’identification mélodramatique » manifestée par les spectatrices à l’égard du personnage de Sue Ellen peut ainsi se comprendre comme une manière de reconnaître de façon parfaitement inoffensive la situation subalterne des femmes sous le patriarcat. Les malheurs de Sue Ellen sont en effet directement générés par sa position d’épouse au sein d’une famille féodale : elle est non seulement victime d’un mari tyrannique dont elle subit l’emprise psychologique et la domination économique, mais son alcoolisme, qui donne lieu à des scènes particulièrement pathétiques, fonctionne comme la métaphore de son impuissance à agir sur le cours de son destin (et donc de sa conscience tragique de sa situation).
L’excès – péripéties échevelées, jeu caricatural, richesse démesurée des personnages, etc. – est caractéristique du soap opera. Un personnage comme Alexis Carrington (la redoutable career woman de Dynasty entièrement dévouée à sa propre cause et prête à tous les coups bas) comporte par exemple une dimension parodique soutenue par la performance et le style flamboyants de J. Collins, qui insinue un « trouble dans le genre » aux conséquences paradoxales. Son agressivité théâtrale (qui s’exerce aussi bien à l’encontre des hommes qu’à celle des femmes) procure en effet aux spectatrices le plaisir d’une transgression littéralement spectaculaire des normes féminines de douceur et d’abnégation, tout en maintenant son personnage à distance – il paraît en effet a priori plus difficile de s’identifier à cette garce caricaturale qu’aux mères de familles respectables dont elle représente l’envers [18]. Or, des spectatrices de classes populaires interrogées dans le cadre d’une enquête menée dans l’Oregon déclarent adorer ces personnages féminins pugnaces qui affrontent les hommes sur leur terrain et agissent pour leur propre bénéfice, au mépris de la cohésion familiale. Elles manifestent a contrario leur animosité à l’égard de personnages féminins plus conventionnels, qu’elles considèrent comme geignardes, dépendantes des hommes et bénéficiant de surcroît d’un confort matériel trop important – sans qu’elles aient manifestement besoin de se battre pour l’obtenir – pour constituer un support d’identification [19]. Contre intuitivement, la réception du soap opera apparaît donc comme un lieu possible de négociation, voire de contestation des normes sociales. La culture orale – women’s talk – à laquelle les feuilletons donnent lieu (au sein de la famille, du voisinage, des cercles amicaux…) apparaît en effet comme un espace de sociabilité essentiellement féminin au sein duquel les échanges débordent souvent du strict contenu narratif. Hors de portée du regard et du contrôle masculins, les femmes y produisent leurs propres plaisirs et significations à partir d’une culture commune ; celle-ci constitue un levier pour l’expression d’une protestation, à peine dissimulée derrière le rire, à l’encontre de l’organisation traditionnelle des rapports entre les sexes [20].
Si les lectrices de romans d’amour ou les spectatrices de soap opera interrogées dans les années 1980 avaient conscience d’appartenir à une communauté plus large, celle-ci était la plupart du temps imaginée ou limitée à des réseaux locaux. Certains dispositifs permettaient déjà toutefois depuis longtemps de matérialiser ces communautés : de l’entre-deux-guerres à la fin des années 1950, les rubriques de courrier des lecteurs de nombreux magazines de cinéma dits « populaires » ont par exemple été investies par des (jeunes) femmes qui sous couvert de « potinage » sur leurs films et leurs stars préférés, y débattaient des rapports entre les sexes [21]. Ces espaces de sociabilité ont été démultipliés avec l’apparition des « nouveaux médias », en particulier des réseaux sociaux qui permettent de se connecter facilement avec des milliers d’autres personnes partageant un même centre d’intérêt. Or, ces lieux s’avèrent précieux lorsqu’il s’agit d’échanger autour d’un goût ou d’une pratique particulièrement stigmatisés. Les nombreux groupes de discussion consacrés à la trilogie Cinquante Nuances de Grey qui ont vu le jour sur les réseaux sociaux représentent par exemple des lieux d’expression sécurisés pour les lectrices qui s’y investissent, tandis qu’elles ont l’impression de faire l’objet d’une condamnation morale dans d’autres espaces (publics ou privés) en raison notamment du contenu érotique du récit [22]. Presque exclusivement composés de femmes (alors qu’on estime entre 10 et 15% le pourcentage de lecteurs masculins [23]) appartenant pour la majorité d’entre elles aux classes populaires, ces groupes reposent sur des normes liées à la bienveillance et au soin des autres (sur une éthique du care pourrait-on dire) qui permettent aux lectrices d’investir positivement l’œuvre sans avoir l’impression de renoncer à leur respectabilité. Ces sociabilités en ligne sont par ailleurs des lieux de partage d’expériences liées à l’amour, à la sexualité et/ou à la violence avec lesquelles résonne l’histoire racontée dans les romans. Les lectrices se saisissent en effet de celle-ci pour produire leurs propres significations : sans contester le modèle hégémonique du couple hétérosexuel ni la hiérarchie de genre qui le fonde, elles s’appuient sur la trajectoire d’affirmation du personnage féminin pour relire leur propre trajectoire et pour renégocier leur perception d’elles-mêmes. Beaucoup élaborent par exemple un récit d’affirmation personnelle qui passe par la mise en œuvre de diverses techniques et actes de transformation de soi (changements physiques, désinhibition sexuelle, prise de temps et d’espace pour soi, etc.).
Sois belle et tais-toi ?
La culture de la mode et de la beauté représente une autre facette de la culture populaire féminine ; elle s’est démocratisée au XXe siècle avec l’appui des magazines féminins et n’a cessé d’adapter ses messages au gré des changements sociaux et des reconfigurations des rapports de genre [24]. Pour la sociologue A. McRobbie, les industries de la mode et de la beauté ou « complexe mode-beauté » du début du XXIe siècle s’approprient par exemple les théories féministes et queer, qui désignent la binarité de genre comme un construit culturel et social et mettent au jour le caractère performatif des identités [25]. Comprenant le potentiel d’adhésion de ces théories – et donc le danger qu’elles représentent pour le patriarcat comme pour le capitalisme –, le complexe mode-beauté s’emploie à les neutraliser en intégrant et en dénaturant certains de leurs paramètres. Les femmes sont ainsi incitées à endosser une hyperféminité dont l’artificialité désormais revendiquée devient synonyme de choix et d’empowerment : elles sont encouragées à exercer leur pouvoir d’agir non pas en adhérant à des idéaux féministes montrés comme caducs (c’est le sens du mythe postféministe consistant à dire que l’égalité est acquise), mais en embrassant de leur plein gré et avec enthousiasme les atours d’une féminité consumériste qui devient le signe d’une libération d’autant plus joyeuse qu’elle est déconnectée du combat politique [26]. Les émissions télévisées de relooking analysées par Nelly Quemener illustrent ce rapport paradoxal du complexe mode-beauté au féminisme et à la féminité [27]. Elles reprennent en effet la rhétorique féministe de l’empowerment en promouvant une féminité « autonome, libérée, et à l’aise dans son corps », tout en enjoignant les candidates de respecter des normes strictes quoique non dénuées de contradictions (il faut par exemple réussir à être à la fois sexy et chic). Ces émissions participent ainsi d’une forme d’essentialisation de la féminité (une nature profonde que le relooking permettrait de « révéler ») tout en mettant en avant le « travail » et les artifices requis par celle-ci. On pourrait observer, dans la continuité de ces remarques, que la rapidité et la facilité avec laquelle le capitalisme a absorbé le renouveau féministe des années 2010 participe du même processus de neutralisation de son pouvoir transformateur. Devenue à la mode, l’adhésion au féminisme peut désormais se performer à l’aide d’un logo floqué sur un tee-shirt, que celui-ci provienne d’une marque de haute-couture ou de prêt-à-porter, lesquelles intègrent dans une certaine mesure les nouvelles revendications liées à la diversité des corps (qu’elle soit morphologique, genrée ou ethnoraciale).
L’analyse des blogs et autres vlogs (vidéoblogs) « féminins » permet d’envisager la culture de la mode et de la beauté à partir d’un autre point de vue. Écrits par des « amatrices » qui s’adressent à d’autres femmes, ils reprennent les grands thèmes des industries culturelles tout en révélant des conceptions plus fragmentaires et instables de la féminité que les modèles diffusés par ces dernières [28]. Finement observés par M. White, les blogs de nail art – cette pratique qui consiste à peindre ses ongles en aplat ou avec des motifs – apparaissent ainsi comme des espaces traversés par des conflits de définition de la féminité [29]. Le nail art est régulièrement distingué des autres pratiques corporelles liées à la culture de la beauté car il ne constitue pas un outil de séduction au même titre que le maquillage ou la coiffure, plus susceptibles d’être scrutés et évalués par les hommes. Du même coup, il peut être investi comme une pratique relativement déconnectée du regard masculin et de la féminité respectable : alors qu’un maquillage excessif ou trop extravagant fait courir un risque de stigmatisation, le nail art autorise davantage d’audace et les ongles sont investis comme de « minuscules toiles » sur lesquelles les femmes sont encouragées à exprimer leur créativité. Un challenge lancé en 2012 par des blogueuses sur le thème « ongles féminins » donne au demeurant lieu à des échanges donnant à voir des interprétations concurrentes de ce qualificatif : certaines participantes évoquent leur circonspection, la pose du vernis à ongles étant en soi une pratique féminine ; d’autres contestent explicitement la consigne et refusent de se peindre les ongles avec des couleurs roses ou pastel associées à une féminité délicate à laquelle elles ne s’identifient pas ; d’autres, enfin, réfutent la légitimité du challenge en invoquant la nécessité de déconstruire la binarité de genre. Ces blogs n’en sont pas moins le signe de l’extension de l’injonction au contrôle du corps féminin à ses recoins les plus insignifiants : celui-ci se doit en effet d’être lisse, net et beau littéralement jusqu’au bout des ongles (des techniques sont même proposées par certaines blogueuses pour faire paraître ses doigts plus minces). La pratique est par ailleurs structurée par des hiérarchies symboliques reposant sur une articulation des normes de genre et de classe, certaines couleurs et/ou façons d’appliquer le vernis étant considérées comme « vulgaires », d’autres au contraire comme « élégantes ».
Conclusion
Ces quelques exemples montrent que la culture populaire féminine construit et diffuse une féminité « hégémonique », un terme qui fait référence à la « masculinité hégémonique » définie par la sociologue australienne R. Connell. Ce concept désigne un type de masculinité constitué en idéal par une société donnée, et dont la valorisation symbolique vise à perpétuer la légitimité de la domination des hommes sur les femmes par-delà les transformations successives des rapports de genre [30]. Parler de féminité hégémonique n’équivaut pas à symétriser les positions relatives des féminités et des masculinités au sein des rapports de genre ; ce concept permet plutôt d’analyser la construction sociale et discursive d’une féminité culturellement valorisée qu’on pourrait identifier, dans les sociétés occidentales contemporaines, comme hétérosexuelle, blanche, mince et belle, professionnellement aguerrie sans être agressive, sexuellement émancipée mais ayant vocation à devenir une mère de famille épanouie. Cet « idéal » proprement inatteignable pour la plupart d’entre nous entérine la position dominée des femmes en tant que groupe social, tout en contribuant à la subordination et à la marginalisation particulière des femmes racisées, non-hétérosexuelles, de classe populaire, trans et/ou qui possèdent des corps « déviants » [31].
La construction culturelle et médiatique de la féminité hégémonique est toutefois travaillée par des tensions : non seulement elle se reconfigure sans cesse – au même titre que la masculinité hégémonique – pour s’adapter aux nouveaux discours de légitimation du patriarcat, mais elle engendre aussi des significations et des appropriations locales et socialement situées. Les sociabilités générées par les cultures féminines peuvent de surcroit s’apparenter à des espaces de délibération de la féminité et des rapports de genre, mais aussi à des lieux de solidarité et de valorisation. Il s’agit moins, en disant cela, de célébrer la résistance à des messages oppressifs ou la subversion de dispositifs culturels et médiatiques, que de considérer les pratiques qui leur sont liées comme des expériences sociales qui ont du sens pour celles – et ceux – qui les vivent. Pour la sociologue B. Skeggs, les sociabilités créées par les femmes des classes populaires britanniques autour de la téléréalité peuvent même être envisagées comme des espaces où s’élaborent des pratiques « alternatives » de la valeur : en dédiant leur temps libre au simple plaisir d’être ensemble et de bavarder autour d’une émission télévisée, ces femmes privilégient la gratuité du lien social à la recherche du gain, prérogative des classes moyennes qui perçoivent la téléréalité comme une perte de temps et utilisent leurs loisirs et leurs relations sociales pour cultiver ou accroître leurs capitaux culturels, symboliques et sociaux [32]. Il y a là un renversement de perspective décisif : ces pratiques féminines, généralement dénigrées car considérées sous l’angle de l’aliénation ou de la fausse conscience, peuvent être envisagées autrement si l’on tient compte du fait que les personnes qui s’y engagent leur accordent de l’importance et leur donnent du sens, et qu’elles en retirent le sentiment d’avoir de la valeur (à l’instar des femmes investies dans les groupes dédiés à Cinquante Nuances de Grey mentionnés plus haut). Dès lors, la théorie comme la politique féministe ont tout intérêt à s’y intéresser avec le plus grand sérieux, et en s’extrayant des conceptions dominantes de la valeur ; dire cela n’équivaut pas à invoquer une quelconque revalorisation essentialiste du féminin, mais constitue une invitation à s’emparer en féministe de ses déclinaisons médiatiques et culturelles d’une façon qui ne participe ni à sa dévaluation ni à celle des expériences qui lui sont liées.
Delphine Chedaleux, « Cultures féminines et féminisme »,
La Vie des idées
, 30 juin 2020.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Cultures-feminines-et-feminisme
Nota bene :
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[1] Philippe Coulangeon, Les métamorphoses de la distinction : inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui, Paris, Grasset, 2011, p. 115.
[2] Toril Moi, « Appropriating Bourdieu : Feminist Theory and Pierre Bourdieu’s Sociology of Culture », New Literary History, vol. 22, n° 4, 1991, p. 1036.
[3] Viviane Albenga, S’émanciper par la lecture. Genre, classe et usages sociaux des livres, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017.
[4] La féminité est ici comprise comme un « processus genré par lequel les femmes deviennent un type spécifique de femme (“féminine”) » : Beverley Skeggs, Des femmes respectables : classe et genre en milieu populaire [1997], Marie-Pierre Pouly trad., Marseille, Agone, 2015, p. 193-194.
[5] Elena Levine (dir.), Cupcakes, Pinterest, and Ladyporn. Feminized Popular Culture in the Early Twenty First Century, University of Illinois Press, 2015.
[6] Sur le roman sentimental, voir par exemple Annick Houel, Le roman d’amour et sa lectrice. Une si longue passion, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Béatrice Damian-Gaillard, « Les romans sentimentaux des collections Harlequin : quelle(s) figure(s) de l’amoureux ? Quel(s) modèle(s) de relation(s) amoureuse(s) ? », Questions de communication, n° 20, 2011, p. 317-336.
[7] Tania Modleski, Loving With a Vengeance. Mass Produced Fantasies for Women, Londres et New York, Routledge, 2008 (1982).
[8] Eva Illouz, Hard romance. Cinquante nuances de Grey et nous, Paris, Seuil, 2014.
[9] Janice A. Radway, Reading the Romance. Women, Patriarchy, and Popular Literature, Chapel Hill et Londres, The University of North Carolina Press, 1984.
[10] Voir Robert C. Allen, Speaking of Soap operas, Chapel Hill et Londres, The University of North Carolina Press, 1985.
[11] Tania Modleski, « La quête du lendemain dans les soap operas d’aujourdhui. Réflexions sur une forme narrative féminine », in Geneviève Sellier et Eliane Viennot (dir.), Culture d’élite, culture de masse et différence des sexes, Paris, L’Harmattan, 2004 (1979), p. 173‑184.
[17] Ien Ang, Watching Dallas, Soap Opera and The Melodramatic Imagination, London, Routledge, 1985 (1982).
[18] Christine Geraghty, Women and Soap Opera : a Study of Prime Time Soaps, Malden et Cambridge, Polity Press, 1991, p. 136.
[19] Ellen Seiter, Hans Borchers, Gabriele Kreutzner et Eva-Maria Warth, « “Don’t treat us like we’re so stupid and naïve” : Toward an Ethnography of Soap Opera Viewers », in Ellen Seiter et al., Remote Control : Television, Audiences, and Cultural Power, Oxon et New York, Routledge, p. 223-247.
[20] Mary Ellen Brown, Soap Opera and Women’s Talk. The Pleasure of Resistance, Thousand Oaks, Sage Publications, 1994.
[21] Jean-Marc Leveratto, « Genre cinématographique, identité sociale et gender. Une étude de cas : le mélodrame cinématographique des années 1950 en France », Cinémas, vol. 22, n° 2-3, 2012, p. 127-155 ; Geneviève Sellier, « Formes de cinéphilie au féminin dans les années 1950 : le courrier des lecteurs de Cinémonde », Studies in French Cinema, vol. 15, n° 1, 2015, p. 88-102.
[22] Delphine Chedaleux, « Construire un regard sur la réception de Cinquante Nuances de Grey : les émotions de classe d’une ethnographie en ligne », Poli. Politique de l’image, n°14, p. 82-91.
[23] Magalie Bigey, « 50 nuances de Grey : du phénomène à sa réception », Hermès, vol. 2, n° 69, 2014, p. 88-90.
[24] Bibia Pavard, « Presse(s) féminine(s) : le poids du genre », in Claire Blandin, Manuel d’analyse de la presse magazine, Paris, Armand Colin, 2018, p. 107-123 ; Alexie Geers, « Un magazine pour se faire belle. Votre Beauté et l’industrie cosmétique dans les années 1930 », Clio. Femmes, Genre, Histoire, vol. 2, n° 40, 2014, p.249-269.
[25] Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion des identités [Traduit par Cynthia Kraus], Paris, La Découverte, 2006 [1990].
[26] Angela McRobbie et al., « L’ère des top girls : les jeunes femmes et le nouveau contrat sexuel », Nouvelles Questions Féministes, vol. 28, n° 1, 2009, p. 14-34.
[27] Nelly Quemener, « ‘Ma chérie, il faut révéler ta féminité !’. Rhétorique du choix et de l’émancipation dans les émissions de relooking en France », Raisons politiques, vol. 2, n° 62, 2016, p. 35-49.
[28] Voir Alexie Geers, « Les “blogs de filles” : espaces d’appropriation et de contestation du genre », L’Appareil des apparences.
[29] Michele White, « Women’s Nail Polish Blogging and Femininity : “The girliest you will ever see me” », in Elena Levine (dir.), Cupcakes, Pinterest, and Ladyporn. Feminized Popular Culture in the Early Twenty First Century, University of Illinois Press, 2015, p. 137-156.
[30] Raewyn Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie [Traduit sous la direction de Meoïn Hagège et Arthur Vuattoux], Paris, Amsterdam, 2014.
[31] Sur le concept de féminité hégémonique voir Rosalind Gill et Christina Scharff, New Femininities : Postfeminism, Neoliberalism and Subjectivity, New York, Palgrave Macmillan, 2011.
[32] Beverley Skeggs, « Une autre conception de la personne. Régimes de valeur et pratiques d’autonomisation de la classe populaire » [Traduit par Nelly Quemener, Chloé Le Gouëz et Maxime Cervulle], Poli, n°14, 2018, p. 16-35.