Recensé :
Geoffroy de Lagasnerie, L’Empire de l’université. Sur Bourdieu, les intellectuels et le journalisme, Paris, Ed. Amsterdam, 2007, 112 p., 8,5 euros.
L’opuscule de Geoffroy de Lagasnerie part d’un paradoxe où l’on est tenté de voir une contradiction : les mêmes intellectuels – Jacques Derrida, Michel Foucault, Gilles Deleuze et Pierre Bourdieu en l’occurrence – qui firent le procès de l’académisme universitaire et de son caractère « conservateur et répressif » dans les années 1960 et au début des années 1970, se révélèrent, à partir de la fin des années 1970, les plus rudes adversaires du système médiatique, et ce au nom du savoir et de l’institution universitaires. Après avoir valorisé la « vie du dehors », ils se rangèrent avec la même entière conviction à la « vie du dedans ». L’aventin universitaire, fustigé dans leurs jeunes années au profit d’une « insurrection des savoirs » et d’une libération de la parole, devint leur base de repli pratique et théorique pour critiquer une sphère médiatico-intellectuelle faite d’impostures, de gloires télévisuelles surfaites et d’essayisme bon marché. Nul n’eut alors la dent plus dure que ces clercs retournés au couvent en contempteurs implacables des turpitudes du monde…
Si G. de Lagasnerie voit dans ces deux positions successives, les visages inverses mais complices d’une même rhétorique, c’est tout de même à la critique de la seconde qu’il consacre l’essentiel de sa réflexion, parce qu’elle est, note-t-il, « devenue aujourd’hui dominante, voire hégémonique ». Le programme du livre est bien celui-ci : « s’interroger sur les effets d’une telle rhétorique de restauration de l’Université et de ses valeurs, et [en] critiquer les fondements théoriques et politiques », en évitant de retomber dans le piège de la première position, c’est-à-dire « une apologie du dehors du champ académique et des savoirs spontanés qui y naissent ». Bref, il s’agit de casser « la croyance dans la frontière » entre l’institution et son dehors, « les individus et les communautés qui portent le renouvellement théorique [n’ayant] pas d’espaces naturels assignés à l’avance ». Ce faisant, ce livre ne recherche pas le moyen terme ou la demi-mesure : il s’engage bel et bien sur le chemin d’un réarmement critique pour « comprendre selon quelle logique l’hérésie peut être véritablement soutenue et encouragée ».
Comment le revirement de ces intellectuels s’est-il produit ? G. de Lagasnerie reprend les arguments d’une croisade philosophique contre le « pouvoir journalistique » et décrit la montée en puissance d’un « fétichisme de l’université et de ses valeurs ». Deux dates semblent jouer un rôle moteur dans ce revirement : 1975 et 1976. 1975, c’est la naissance de l’émission de télévision Apostrophes qui va s’imposer rapidement comme le lieu où se font les réputations et les succès éditoriaux ; 1976, c’est la naissance des « nouveaux philosophes » dont la notoriété se construit presque entièrement dans la presse. G. de Lagasnerie propose d’analyser ce changement de pied de nos quatre intellectuels à la lumière des concepts qu’ils ont eux-mêmes forgés. Il montre ainsi que leur défense de la citadelle universitaire peut se comprendre comme un comportement « tactique » ou « stratégique », pour reprendre les catégories de M. Foucault. Il s’agit de réagir à une conjoncture qui menace leur situation acquise, car la nouvelle « capacité des médias à incarner un pouvoir alternatif de consécration » est « susceptible de produire un brouillage très puissant des hiérarchies intellectuelles ». « N’est-ce pas une sorte d’habitus intellectuel commun, confronté à un changement radical de l’ordre culturel, qui s’est exprimé dans leurs analyses (…) ? » Bref, Bourdieu, Derrida, Deleuze et Foucault auraient voulu réaffirmer leur monopole sur les choses intellectuelles et défendre une rente chèrement acquise.
L’analyse convainc d’autant plus que les mêmes n’avaient pas boudé le monde médiatique lors de la sortie de leurs livres, multipliant les interventions « extra-scientifiques » et les entretiens (Foucault en accorde onze pour la sortie des Mots et les choses et de l’Archéologie du savoir ; Bourdieu en donne quatre pour celle de la Distinction ; Deleuze six pour l’Anti-Œdipe ou l’édition des œuvres complètes de Nietzsche ; Derrida, quant à lui, intervient vingt-deux fois dans les médias entre 1980 et 1989…). « D’alliés, les journalistes seraient donc devenus des adversaires ».
Dans la deuxième partie de son livre, G. de Lagasnerie interroge « la pertinence des croyances et des représentations qui sous-tendent implicitement ou explicitement la critique du journalisme ». Les mécanismes de la « reconnaissance par les pairs », la croyance dans le titre scolaire, les conditions sociales d’accès à l’espace scientifique, l’idée selon laquelle l’université serait le seul lieu autonome de certification de la qualité d’une œuvre et que tous ceux qui cherchent à réussir hors ses murs seraient des faibles qui n’auraient pu réussir dans ses murs… L’Empire de l’université fait une brillante revue critique des mécanismes et des croyances qui organisent la cartellisation progressive des « vrais » producteurs de savoir. Ce système même dont des Roland Barthes ou des Philippe Ariès eurent à connaître les exclusives, mais aussi des Michel Foucault (refusé à la Sorbonne en 1967), des Jacques Derrida (battu par « un professeur marxiste de recrutement local à Nanterre », souligne G. de Lagasnerie)…
L’un des grands mérites de ce petit livre est précisément d’instruire ici encore une critique du fétichisme universitaire qui s’appuie sur une lecture des textes et pointe les contradictions de leurs auteurs. Ainsi Pierre Bourdieu fait l’apologie de l’autonomisation du champ universitaire et du « jugement des pairs », alors même qu’il avait brillamment souligné les effets de censure de ce type de clôture à propos du champ politique. En définitive, c’est bien souvent par une sorte de fidélité à leurs idées premières que G. de Lagasnerie s’en prend au cantonnement universitaire dont Foucault, Deleuze, Derrida et Bourdieu se firent les champions. Il fait fonctionner leurs œuvres comme une machine de guerre contre l’apologie des normes du champ académique et réveillent contre leurs auteurs toute l’énergie critique qu’elles contiennent. En ce sens, et pour le dire dans les termes de ce temps-là, le travail de G. de Lagasnerie est proprement subversif.
La dernière partie du livre montre que nombre de penseurs innovants se sont bel et bien construits contre l’ordre académique et le « conservatisme de ceux qui contrôlent les pouvoirs universitaires ». A l’apologie du jugement des pairs comme jugement des producteurs sur les producteurs (Bourdieu), l’Empire de l’université oppose une féconde critique du « jugement des reproducteurs sur les producteurs ». Manet et Zola (Zola soutenant Manet contre l’académisme) occupent une position stratégique dans ce dernier mouvement de la démonstration, non parce qu’ils auraient à voir avec le monde universitaire, mais parce que Bourdieu lui-même, dans un texte devenu quasiment introuvable, en fit les héros d’une attaque portée « au cœur même de l’art académique » [1].
La réflexion de G. de Lagasnerie ne sacrifie cependant jamais à une forme de romantisme de la création libre et inspirée contre les diktats de l’institution. Elle invite au contraire à « penser relationnellement », à observer ce qui se joue à la frontière des « champs », quitte à faire exploser les barrières qui séparent le monde savant du monde profane. Si l’on veut critiquer ce cheminement, ce n’est pas la « communauté scientifique » qu’il faut défendre contre la « communauté des hérétiques », mais l’appareil argumentatif qu’il emprunte si habilement à ses figures maîtresses et singulièrement à Bourdieu. Mais c’est une autre affaire.
Pour citer cet article :
Thierry Pech, « Critique de la raison universitaire »,
La Vie des idées
, 19 décembre 2007.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Critique-de-la-raison
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