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Essai Politique

Constitutionnalisme et démocratie


par Dominique Rousseau , le 19 septembre 2008


Quelle est la légitimité du juge constitutionnel lorsqu’il censure une loi votée par les représentants du peuple ? Joue-t-il, comme on a pu l’entendre récemment à l’occasion du débat sur la rétention de sûreté, un rôle d’empêchement de la volonté majoritaire ? Le juriste Dominique Rousseau démontre que la Constitution n’est pas un obstacle à l’expression démocratique, mais qu’elle est la condition de son enrichissement et de son approfondissement.

Quelques cas concrets – des «  hard cases  », diraient les Américains – pour introduire la réflexion. À la suite d’un référendum ou après un vote majoritaire des représentants élus du peuple, le droit des femmes à avorter est abrogé. Cette volonté politique du peuple peut-elle s’accomplir du seul fait qu’elle est volonté du peuple et que le suffrage universel est l’instrument de légitimité des gouvernants et des décisions dans un système démocratique ? Ou bien, cette volonté peut-elle être empêchée, non par une discussion ou une contestation mobilisant des arguments de morale, de philosophie ou de sociologie, mais par un recours juridictionnel mobilisant des arguments de droit ? Très précisément, est-il possible et, plus encore que possible, est-il légitime au regard de la démocratie, d’empêcher le peuple – ou ses représentants – de supprimer l’avortement en lui opposant le droit constitutionnel de la femme à disposer librement de son corps ? Bien sûr, ce cas est fictif et nul ici n’imagine qu’il puisse un jour devenir réalité. Pour autant, il n’est pas dépourvu de toute ressemblance avec des cas ayant réellement existé.

En août 1993, le Conseil constitutionnel censure certaines dispositions de la loi relative à la maîtrise de l’immigration au motif qu’elles portent « des atteintes excessives aux droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ». Aussitôt, le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, qui avait porté le projet de loi, accuse les juges constitutionnels d’empêcher le gouvernement d’appliquer une politique d’immigration qui a été soumise au débat national, approuvée lors des élections législatives de mars 1993 et adoptée « à l’unanimité de la majorité à l’Assemblée nationale et au Sénat ». En septembre 2005, le ministre de la Justice, Pascal Clément, défend devant les députés un projet de loi instaurant une mesure de sûreté – le bracelet électronique – avec effet rétroactif, c’est-à-dire, applicable aux personnes en cours de détention ; conscient, selon ses propres termes, « du risque d’inconstitutionnalité », il déclare que « les événement récents (deux violeurs récidivistes ont été mis en cause au cours de la semaine) vont me pousser à prendre ce risque et tous les parlementaires pourront le courir avec moi ; il suffira pour eux de ne pas saisir le Conseil constitutionnel et ceux qui le saisiraient prendront la responsabilité politique et humaine d’empêcher la nouvelle loi de s’appliquer au stock de détenus » [1]. Ce qui vaudra au ministre la réplique suivante du président du Conseil constitutionnel, Pierre Mazeaud : « le respect de la constitution est non un risque mais un devoir ». En février 2008, le Conseil constitutionnel juge contraire au principe de non rétroactivité de la loi l’application, à l’expiration de la peine, de la mesure de placement en rétention de sûreté aux personnes actuellement condamnées ; aussitôt, le Président de la République, Nicolas Sarkozy, prend à témoin l’opinion pour affirmer que le principe de non rétroactivité ne doit pas être mis au service des criminels les plus dangereux et que « l’application immédiate de la rétention de sûreté aux criminels déjà condamnés reste un objectif légitime pour la protection des victimes » [2] ; et il écrit au premier président de la Cour de Cassation pour lui demander de trouver les voies juridiques pour atteindre cet objectif.

Dans tous ces « cas », le propos est toujours le même : au juge qui rappelle aux élus le respect des droits constitutionnels et, le cas échéant, sanctionne leurs violations, les élus répondent suffrage universel, majorité parlementaire et opinion publique. Au nom de quoi, en effet, interdire au peuple de vouloir ce qu’il veut ? La limitation du pouvoir du peuple trouve sa justification dans un système libéral où le principe de légitimité est l’équilibre, dans un système dictatorial où le principe de légitimité est le parti, dans un système théocratique où le principe de légitimité est Dieu, etc. Mais, dans un système démocratique où le principe de légitimité est le suffrage universel, où trouver le fondement d’une limitation du pouvoir du peuple ? Pour avoir exprimé de manière triviale ce dilemme, un député socialiste est passé à la postérité par cette forte sentence adressée en 1981 à l’opposition : « vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaires » !

Au demeurant, la question n’est pas nouvelle et je pourrais reprendre le « cas » de Ponce Pilate tel qu’il est commenté par Hans Kelsen dans son ouvrage La Démocratie, sa nature, sa valeur. Alors que le sanhédrin a condamné Jésus et qu’il lui revient de choisir la peine, Pilate, « parce qu’il ne savait pas ce que c’est que la vérité et, écrit Kelsen, parce que, Romain, il est accoutumé à penser démocratiquement, en appelle au peuple et provoque un plébiscite » [3] avec le résultat que l’on sait. Jésus aurait-il été crucifié si Pilate avait décidé lui-même ? Et si la réponse est « non », je vous laisse imaginer la suite de l’histoire… !

Gardant présent à l’esprit ces cas et partant de leur récit – aux deux sens du mot partir : m’appuyant sur eux et/mais m’éloignant d’eux – il convient de mettre au jour les présupposés qui les informent, les philosophies tout à la fois politique et sociale qui les animent et les mutations politiques et constitutionnelles qu’ils peuvent déterminer. Bref, il s’agit d’opérer une régression dans la mémoire de ces cas pour mieux saisir leur compréhension contemporaine et découvrir leurs devenirs possibles. Pour ce travail, de multiples savoirs doivent évidemment être mobilisés et le sont dans le cadre d’un projet de recherche de mon laboratoire ; ici, seul le savoir constitutionnaliste sera mis à contribution.

Qu’est-ce qu’une constitution ?

Resitués ainsi dans le registre d’intelligibilité constitutionnel, les cas précédents ne prennent sens que si la constitution est pensée comme un instrument de limitation du pouvoir. Or, cette représentation présuppose une fonction politique particulière de la constitution – limiter le pouvoir – qui n’appartient pas à l’essence de la constitution mais qui a été forgée par l’histoire au gré des besoins stratégiques des hommes politiques et stabilisée ou rationalisée par la doctrine. Pour les positivistes par exemple, la constitution est, simplement, ce document particulier qui organise le statut de l’État et dont la validité juridique tient à son rapport à la norme fondamentale hypothético-déductive qui énonce qu’il faut obéir à la constitution. Non pas à la constitution qui limite le pouvoir, mais à la constitution quel que soit son contenu. Car, pour les positivistes, la fonction politique d’une constitution est une question de politique, non une question de droit, et donc une question indifférente à la qualité et à la validité de la constitution ; juridiquement, le terme « constitution » couvre tout document organisant le statut de l’État, que ce document organise la séparation ou la confusion des pouvoirs, qu’il reconnaisse ou non les droits fondamentaux, qu’il limite ou facilite l’arbitraire du pouvoir. Evidemment, dans cette compréhension-là du mot « constitution », la constitution n’implique pas la démocratie et le constitutionnalisme n’est qu’une doctrine énonçant la nécessité d’une constitution formelle.

Pour continuer dans la mise au jour des présupposés, les cas précédents ne prennent sens que si la constitution est pensée comme une norme, c’est-à-dire, du droit et du droit dur énonçant des commandements, des interdits, des obligations de faire ou de ne pas faire. Or, cette représentation présuppose une normativité de la constitution qui n’appartient pas à la texture de la constitution mais qui est construite par les acteurs sociaux, et en particulier l’acteur juridictionnel. Pour les réalistes, par exemple, la constitution est, simplement, un ensemble de mots – « marks on papers » – au mieux, des « propositions subjectives de normes » pour reprendre la formule de Kelsen, mais pas une norme. La constitution « ne dit rien », écrit ainsi Pierre Avril ; elle devient une norme par le travail d’interprétation des mots produit par ceux qui en font usage et en priorité les juges ; la norme n’est pas dans l’énoncé textuel de la constitution, elle est dans la signification allouée à cet énoncé. Dès lors, si la constitution ne dit rien, elle ne peut informer sur la qualité démocratique d’un régime politique comme elle ne peut être une limite ou une contrainte pour l’exercice du pouvoir.

L’intérêt de ce retour préalable sur les présupposés juridiques est de faire apparaître que, contrairement aux idées reçues, constitution et démocratie ne sont pas des notions consubstantielles. Pour les juristes positivistes et les réalistes, ces notions sont séparées, autonomes et sans relation ni influence réciproque l’une sur l’autre. Ce qui explique sans doute que, l’école positiviste ayant longtemps dominé le champ juridique – et restant encore très forte – les juristes aient délaissé les études, les recherches et les réflexions sur la démocratie [4], abandonnant cette notion aux philosophes, aux historiens, aux sociologues, etc. En d’autres termes, les notions de constitution et de démocratie ne sont mises en relation que dans le cadre épistémologique d’une doctrine, le constitutionnalisme, qui pense la constitution comme moyen de la démocratie – « la démocratie par le droit ». Cette fonction politique attendue de la constitution est présentée comme la conséquence nécessaire des trois propriétés de la constitution. Une constitution est, d’abord, un texte écrit et cette écriture des règles d’exercice du pouvoir permet au peuple de voir si la pratique du pouvoir s’inscrit ou non dans le respect du texte et, le cas échéant, de sanctionner une violation. Ce qui est le projet explicite des hommes de 1789 affirmant rédiger la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen « afin que les actes du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ». Une constitution est, ensuite, un texte qui organise la séparation des pouvoirs dont le mécanisme interne – poids et contrepoids – empêche pratiquement une institution de confisquer tous les pouvoirs, produisant ainsi un équilibre institutionnel favorable à la liberté politique des citoyens. Une constitution est, enfin, un texte qui énonce les droits dont les citoyens peuvent se prévaloir pour réclamer contre les agissements des pouvoirs publics. Ce que dit aussi la Déclaration de 1789 rédigée « afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la constitution et au bonheur de tous ». Par ces trois propriétés – écriture, séparation des pouvoirs, droits fondamentaux – la constitution est, selon la formule célèbre de Benjamin Constant, « la garantie d’un peuple ».

La crise de sens du constitutionnalisme

Telle est l’idée de constitution que porte le constitutionnalisme et qui en fait une doctrine de la démocratie. Aujourd’hui, ce constitutionnalisme-là est en crise, ou, pour éviter un mot compromis tant il est utilisé, le sens de ce constitutionnalisme fait question. La première raison tient aux modifications de l’équilibre entre les propriétés de la constitution. À l’origine, c’est-à-dire au XVIIIe siècle, la séparation des pouvoirs est celle qui domine et donne son sens à la notion de constitution : une constitution, c’est la détermination de la séparation des pouvoirs. Sans doute, la troisième propriété, la garantie des droits et libertés des citoyens, n’est pas oubliée mais elle ne bénéficie d’aucun mécanisme propre de protection car elle est considérée comme la conséquence nécessaire de la limitation des pouvoirs obtenue par leur division : tout serait perdu pour la liberté politique, écrit Montesquieu, « si le même homme ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs, celui de faire la loi, celui d’exécuter les résolutions publiques et celui de juger les crimes ». Progressivement, cette propriété perd en force et en autorité sous l’effet des pratiques politiques qui montrent que, quelle que soit l’organisation constitutionnelle retenue, les pouvoirs législatif et exécutif sont, par la grâce de la logique électorale majoritaire, réunis entre les mains du chef de l’Exécutif, qu’il soit président de la République comme en France, ou premier ministre comme en Espagne, en Allemagne ou au Royaume-Uni. Et il apparaît en conséquence que la constitution-séparation des pouvoirs n’est plus le moyen d’assurer la démocratie et la liberté politique des citoyens. Cet effacement relatif produit une montée en puissance de la troisième propriété, la garantie des droits, et surtout fait émerger une institution propre à en assurer le respect : la juridiction constitutionnelle. Puisque la protection des droits n’est pas mécaniquement garantie par le jeu de la séparation des pouvoirs, elle le sera donc par un mécanisme spécial, le contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois, c’est-à-dire, la possibilité pour un juge de sanctionner les atteintes portées par le législateur aux droits constitutionnels. La constitution qui porte la démocratie n’est donc plus la constitution qui garantit les droits fondamentaux par la séparation des pouvoirs, mais qui les garantit par le contrôle de constitutionnalité ; ce n’est plus la constitution-séparation des pouvoirs mais la constitution-droits fondamentaux.

À ce premier glissement « interne », portant sur le réaménagement des propriétés de la notion de constitution, s’en ajoute un second, « externe », portant sur la « cible » de la constitution. Au XVIIIe siècle, le conditionnement constitutionnel de l’exercice des pouvoirs s’adresse à des institutions qui ne sont pas issues du suffrage universel ; il a pour « cible » des institutions héréditaires – le Roi – ou censitaires – les assemblées parlementaires. En ce sens, la constitution peut être présentée comme une « garantie pour le peuple » : elle protège le peuple contre la tyrannie possible de pouvoirs qu’il ne contrôle pas. Aujourd’hui en revanche, avec l’extension et la généralisation du suffrage universel, le conditionnement constitutionnel pèse sur des institutions issues du vote populaire. De sorte que si la constitution peut toujours se définir comme un « acte de défiance », la cible de la défiance est devenue le suffrage universel et les institutions qui en émanent. En ce sens, la constitution se présente comme une « garantie contre le peuple » : elle protège les droits constitutionnels contre la volonté du peuple ou des élus du peuple.

Ces deux glissements signifient la crise de sens du constitutionnalisme. Alors que la constitution s’inventait comme mécanisme politique de séparation des pouvoirs pour encadrer et limiter l’exercice de pouvoirs ne disposant pas de la légitimité électorale, elle « fonctionne » aujourd’hui comme mécanisme juridictionnel de protection des droits fondamentaux contre l’exercice de pouvoirs disposant de la légitimité électorale. Ce renversement radical de perspective oblige donc à reprendre la question du sens du constitutionnalisme car la formule « la démocratie par la constitution » n’a pas la même signification selon que les pouvoirs encadrés par la constitution ont ou non une origine électorale. La tentation est grande d’interroger le sens contemporain du constitutionnalisme en confrontant la notion nouvelle de constitution – garantie des droits fondamentaux et contrôle de constitutionnalité – à la notion de démocratie électorale présentée, implicitement ou explicitement, comme la notion légitime et naturelle de la démocratie qui est d’être « le gouvernement du peuple ». Cette tentation sera pourtant repoussée car elle présuppose une définition a priori de la démocratie, le plus souvent formulée avant la naissance de la justice constitutionnelle, qui fonctionne comme un obstacle épistémologique à l’intelligibilité de la modernité constitutionnelle et démocratique. Si le propos est celui du présent, si, pour paraphraser Michel Foucault commentant le Was ist Aufklärung ? (Qu’est-ce que les Lumières ?) de Kant, le propos est de comprendre ce qui se passe maintenant dans la démocratie, il convient de renverser la question pour s’interroger sur la notion de démocratie que la constitution-garantie des droits fondamentaux produit et qui donne son sens au constitutionnalisme d’aujourd’hui.

Dans cette logique de recherche, l’hypothèse proposée est que la constitution-garantie des droits fondamentaux produit une démocratie qui se distingue par trois éléments : l’écart, la délibération, l’individualité.

1. Constitution et écart

La constitution-garantie des droits est au principe d’une rupture radicale de la représentation des relations gouvernants/gouvernés : là où la constitution-séparation des pouvoirs produit une fusion du corps des représentants et du corps des représentés, la constitution-garantie des droits institue un écart, une distance entre les deux corps. Cette différenciation est la conséquence logique du contrôle de constitutionnalité. Dans chaque décision du Conseil constitutionnel se joue, en effet, la même scène : les actes votés par le corps des représentants – les lois – sont jugés au regard des droits du corps des représentés – la constitution. Ce qui implique de concevoir deux espaces distincts, celui des représentants et celui des représentés, porteurs de deux volontés normatives potentiellement contradictoires. Concrètement, la constitution définit progressivement un espace assurant symboliquement et pratiquement – par la censure de la loi – l’autonomie des représentés par rapport aux représentants. Et cet espace s’agrandit et se renforce au fur et à mesure que le Conseil « découvre » des droits constitutionnels nouveaux – le principe du respect de la dignité de la personne humaine, le droit à un logement décent, la liberté du mariage, le droit à une vie familiale normale, etc. Cette logique de l’écart est clairement à l’œuvre dans la décision du 16 janvier 1982 [5] où le Conseil oppose à la volonté des élus du peuple de nier la valeur constitutionnelle du droit de propriété, la volonté inverse du peuple qui « par le référendum du 5 mai 1946 a rejeté une Déclaration des droits comportant notamment l’énoncé de principes différents de ceux proclamés en 1789 par les articles 2 et 17 » et a, en revanche, « par les référendums du 13 octobre 1946 et du 28 septembre 1958, approuvé des textes conférant valeur constitutionnelle aux principes et droits proclamés en 1789 ».

Le contrôle de constitutionnalité produit ainsi une figure nouvelle de mise en distance des gouvernés et des gouvernants, en constituant les droits des premiers en corps séparé des droits des seconds : la charte jurisprudentielle des droits et libertés constitutionnels symbolise l’espace des gouvernés, la loi l’espace des gouvernants. Cette figure de l’écart est profondément différente de la figure de la fusion qui prévaut encore dans les mentalités. Dans sa formulation la plus banale, en effet, l’idéal démocratique exige l’implication toujours plus grande du peuple dans le pouvoir – par l’extension du suffrage universel, par exemple – et se réalise pleinement par la fusion du peuple dans le corps politique de la représentation nationale. Si les « démocraties populaires » ont, avec le parti unique, conduit à l’extrême cette logique de la fusion, les « démocraties bourgeoises » y ont également, avec plus de modération, adhéré. Raymond Carré de Malberg, notamment, a parfaitement décrit le fonctionnement de ces régimes parlementaires qui reposent sur l’identification des gouvernés aux gouvernants, sur la confusion entre le peuple et ses représentants, entre la volonté générale et la volonté parlementaire, faisant du Parlement l’égal du souverain, ou plutôt, comme l’écrit le maître de Strasbourg, l’érigeant effectivement en souverain [6].

Pour démocratique qu’il se donne, ce type de fonctionnement politique n’est, en réalité, que la reproduction transposée du principe monarchique selon lequel le corps de la nation et le corps du roi ne font qu’un : « les droits et les intérêts de la Nation, dont on ose faire un corps séparé du monarque, déclare Louis XV dans un discours au Parlement de Paris du 3 mars 1766, sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu’en mes mains ; je ne souffrirai pas, poursuit-il, qu’il s’introduise un corps imaginaire qui ne pourrait qu’en troubler l’harmonie » [7]. En 1789, les révolutionnaires ont certainement voulu et cru séparer ces deux corps ; ils pensaient même que l’acte révolutionnaire était, précisément, dans cette affirmation audacieuse de l’autonomie du corps de la Nation par rapport au corps du Roi. En réalité pourtant, les hommes de 1789 ont reconstitué l’unité des corps en donnant seulement à la Nation un nouveau corps dans lequel fusionner, le corps des représentants. Cette continuité constitutionnelle est sans doute moins dictée par une continuité doctrinale que par les contraintes du combat politique des légitimités en 1789 : à l’unité du corps du Roi, les révolutionnaires ne pouvaient pas, politiquement, opposer la diversité sociale du peuple ; ils devaient affirmer l’unité du corps peuple-nation sous peine de fragiliser la légitimité déjà incertaine de leur revendication de pouvoir. Mais, ce faisant, ils engageaient la Révolution dans la voie non de la rupture avec l’Ancien Régime, mais dans celle d’une simple « modernisation » du système politique de représentation de la Nation. D’abord, parce que le peuple physique disparaissait, absorbé dans et par le concept de Nation ; ensuite et par nécessité logique, parce que la Nation étant un être abstrait ne pouvait s’exprimer que par l’intermédiaire de personnes physiques habilitées à la représenter. Au bout du chemin, la (con)fusion du peuple et de la Nation, la (con)fusion des représentants de la Nation et du peuple-nation : puisque le peuple est la Nation et que la Nation ne peut s’exprimer que par ses représentants, il ne peut y avoir d’autre expression de la volonté du peuple que celle exprimée par les représentants de la Nation. Ce que revendiquait clairement Siéyès lorsqu’il affirmait sans détour que « le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants ».

La constitution-garantie des droits, par le contrôle de constitutionnalité qu’elle appelle, casse cette fusion. Avant l’existence et le développement de la jurisprudence constitutionnelle, l’activité législative des représentants est directement imputée à la volonté du peuple sans que celui-ci puisse protester puisque, par définition constitutionnelle, il n’existe pas de manière séparée et indépendante, il ne peut avoir de volonté hors celle exprimée par les représentants. Avec le contrôle de constitutionnalité, les représentants sont toujours habilités à exprimer la volonté du peuple mais la fusion des deux volontés n’est plus possible : par la charte des droits fondamentaux qu’il construit et qui dessine l’espace de la représentation autonome de la souveraineté du peuple, le juge constitutionnel est toujours en position de montrer – « au vu de la constitution » est-il écrit dans les visas des décisions – et, le cas échéant, de sanctionner l’écart entre les exigences constitutionnelles et leur traductions législatives par les représentants. En « montrant » ainsi que les deux espaces peuvent ne pas coïncider et que, dans l’hypothèse d’un conflit, le premier l’emporte sur le second, le juge constitutionnel interdit aux représentants de prétendre qu’ils sont le souverain et dévoile leur situation de simples délégués pouvant toujours être rappelés au respect des droits du souverain. D’une certaine manière, le juge constitutionnel dévoile ce que la représentation voulait cacher : l’oubli du peuple. Tout en affirmant son existence, la représentation fait, en effet, disparaître le peuple en posant comme principe constitutionnel qu’il ne peut être présent, comme le disait Siéyès, que dans les personnes des représentants. Le juge constitutionnel fait ré-exister le peuple comme figure autonome et souveraine en mettant en représentation la représentation : il montre que la représentation est une scène où deux acteurs jouent des rôles différents, les élus celui de délégués du souverain et le peuple celui de souverain.

Cette logique démocratique de l’écart pourrait être rapportée dans le champ philosophique au débat qui, en mars 1929 à Davos, a opposé Heidegger et Cassirer sur la notion de limite chez Kant. Au premier qui soutenait que la connaissance ne pouvait que tomber poétiquement de l’être sur l’homme car l’homme était limité dans son accès au savoir, Cassirer répondait que la finitude de l’homme signifiait un écart entre lui et l’être, écart qui impliquait que la connaissance de l’être se construise par la médiation du langage, de la culture et d’une politique symbolique. De même ici, ou la volonté générale est dans l’être, l’être du Roi ou de la Nation peu importe, et, les hommes étant limités – « de lui-même le peuple veut le bien mais, de lui-même, il ne le voit pas toujours » écrit Jean-Jacques Rousseau – il revient aux représentants de la Nation de « révéler » aux hommes la volonté générale ; ou bien, l’écart entre la volonté générale et les hommes est tel qu’il condamne les hommes à ne pouvoir que s’en approcher par le langage. Dans le premier cas, la démocratie est d’acclamation, dans le second elle est de délibération.

2. Constitution et délibération

La constitution-garantie des droits est encore au principe d’une rupture radicale avec la représentation du mode de production de la volonté générale : là où la constitution-séparation des pouvoirs favorise un régime monopolistique de production de la volonté générale, la constitution-garantie des droits ouvre sur un régime d’énonciation concurrentiel de la volonté générale. Et ce basculement est clairement redevable au contrôle de constitutionnalité puisque le juge constitutionnel en a posé lui-même les règles par une nouvelle définition de la loi. Dans sa décision du 23 août 1985 [8] en effet, le Conseil précise que « la loi votée n’exprime la volonté générale que dans le respect de la constitution ». Or, selon la définition donnée par l’article 6 de la Déclaration de 1789, « la loi est l’expression de la volonté générale ». Ce changement de définition de la loi – le passage de l’affirmatif au négatif et l’introduction de la condition de constitutionnalité – implique et légitime à la fois un changement du mode de fabrication de la volonté générale [9]. Le mode impliqué par l’article 6 de la Déclaration de 1789 est celui d’une confection de la loi par le Parlement seul ; les représentants sont les seuls habilités à exprimer la volonté générale et les lois expriment la volonté générale du seul fait qu’elles sont produites par eux ; la qualité de loi et la validité normative ne dépendent d’aucune autre instance ; la sanction parlementaire suffit pour faire de la loi l’expression de la volonté générale. Au contraire, le mode impliqué par la nouvelle définition de la loi donnée par le Conseil dans sa décision du 23 août 1985 est celui d’une confection de la loi par une pluralité d’acteurs, l’acteur gouvernemental et parlementaire bien sûr, mais aussi l’acteur juridictionnel. Il résulte, en effet, de cette nouvelle définition que la « fabrication » parlementaire de la loi ne suffit plus à garantir sa validité normative ; la loi ne pourra prétendre exprimer la volonté générale que si et seulement si elle respecte la constitution. Autrement dit, que si et seulement si le Conseil constitutionnel juge que le texte voté par le Parlement ne porte pas atteinte à tel ou tel droit ou principe constitutionnel ; car s’il en était ainsi, c’est-à-dire, si le texte était jugé contraire à la constitution, il ne pourrait exprimer la volonté générale et, en conséquence, la qualité de loi ne pourrait lui être reconnue.

Ce mode concurrentiel de production de la volonté générale a pour principe de fonctionnement nécessaire la délibération. Dès lors, en effet, que la volonté générale n’est pas « située » dans une seule institution, dès lors que la volonté des représentants n’est pas, par elle-même, volonté générale, dès lors que la volonté générale se construit par la confrontation du texte voté par les représentants aux exigences constitutionnelles, la volonté générale ne peut être que le produit d’un processus délibératif, d’un échange argumentatif entre les différents acteurs du régime de fabrication de la loi. Quand le régime repose sur un seul acteur ou quand le régime pose l’identité de volonté entre le corps du peuple et le corps des représentants, il n’est nul besoin de délibération ou de débat pour construire la volonté générale : elle est dans le corps de la Nation et il suffit, puisqu’il y a identité, que le Roi ou les représentants s’expriment pour que leur volonté ait la qualité de loi. En revanche, quand les corps sont séparés et qu’aucun ne peut revendiquer détenir seul la volonté générale, la délibération s’impose comme principe constitutif du mode de production de la loi.

Ce principe oblige à faire retour sur une propriété souvent oubliée de la constitution qui est d’être un texte fait de mots. Un juriste a, naturellement, tendance à penser qu’une constitution est faite de normes, est faite de droit « dur » et qu’en conséquence il n’est nul besoin de délibérer pour savoir ce que la constitution impose ou interdit : il suffit de lire la constitution et, s’il le faut, ses travaux préparatoires, pour découvrir la norme, le principe, la règle qui y est déposé. Dans ce régime-là, une institution parle, d’autorité, et le peuple acclame. A l’inverse, en mettant la délibération au principe de son fonctionnement, le régime concurrentiel d’énonciation de la volonté générale prend en charge la polysémie des mots du droit et ouvre sur une politique juridique de l’argumentation pour déterminer, pour construire leur normativité. Parce que la norme n’est pas dans les mots du droit et parce que ces mots sont polysémiques, il faut nécessairement débattre pour décider, parmi toutes les significations possibles que tel ou tel mot peut porter, celle qui, à un moment donné, va être choisie pour « faire norme ».

Par ce fonctionnement délibératif, le régime concurrentiel de production de la volonté générale a deux caractéristiques « démocratiques » – ou qu’il est permis de qualifier de « démocratiques ». La première est que la norme ne peut pas être transformée en « fétiche » ni en vérité intouchable ; issue, après délibération, d’un choix entre plusieurs significations concurrentes, elle reste toujours objet de discussion et peut changer si de nouvelles délibérations « font droit » à des significations qui n’avaient pas été précédemment retenues. Ce que les juristes appellent, pudiquement, revirement de jurisprudence ! À cette première caractéristique qui fait du régime concurrentiel un régime constamment ouvert sur la société, s’ajoute la nécessaire reconnaissance des droits fondamentaux. Puisque la volonté générale n’est pas délivrée par une autorité qui la posséderait en elle mais est construite par la délibération entre acteurs concurrents, une des conditions nécessaires de la formation de la volonté générale est que soient garanties les libertés permettant cette délibération : liberté d’expression pour défendre les différentes significations qu’un principe constitutionnel peut recevoir, liberté d’aller et venir pour aller défendre partout ces différences, droits de la défense pour être protégée, liberté de manifestation, d’association, pluralisme, etc. Sans ces droits, dont les uns garantissent la personne dans ses activités privées et les autres dans ses activités publiques mais qui se conditionnent et se renforcent réciproquement, le principe de délibération resterait lettre morte. La délibération n’est un principe actif du régime concurrentiel d’énonciation de la volonté générale que par le médium du droit et en particulier de ces droits fondamentaux de valeur constitutionnelle qui définissent le code de réalisation de l’activité délibérative.

Reste, évidemment, une question, qui revient sans cesse, celle du gouvernement des juges : dès lors que les juges constitutionnels interviennent dans ce régime concurrentiel pour dire si le texte voté par les parlementaires mérite de recevoir la qualité de loi, dés lors qu’ils peuvent refuser cette qualité à un texte voté par les élus du peuple, n’est-ce pas transférer le pouvoir normatif réel des élus aux juges ? Souvent polémique, cette critique doit cependant être prise au sérieux en ce qu’elle place la réflexion devant une alternative : soit le souverain est considéré capable de produire, directement et sans médiation, la volonté générale, soit le juge est censé créer, discrétionnairement et sans contrainte, la signification qui s’imposera comme norme ; soit la loi est ce que le Roi – ou le Président, ou le Parlement – dit qu’elle est, soit la loi est ce que le juge dit qu’elle est. Il faut sortir de cette alternative simpliste. La parole du souverain ne prend consistance et n’acquiert une efficacité que dans une relation complexe entre cette parole telle qu’elle est transcrite en mots dans la constitution et tous ceux qui ont à en faire usage ; et c’est dans cette relation, et non dans le geste unilatéral, volontaire et solitaire d’une des parties à cette relation, que se construit le sens des énoncés constitutionnels et que la parole du souverain devient agissante. Et dans ce jeu complexe de production de sens, la juridiction constitutionnelle n’est qu’un des acteurs, celui qui oblige les autres à argumenter leur lecture de tel ou tel énoncé, à étayer la prétention à la validité de leur interprétation, qui soumet à la critique la pertinence des arguments et qui sanctionne par sa décision la signification de l’énoncé constitutionnel à laquelle, au moment où elle intervient, l’échange a permis d’aboutir. En apparence, la signification se donne à voir comme une création arbitraire du juge comme, par exemple, la « création » du principe de dignité de la personne humaine par la décision du 27 juillet 1994 [10]. Mais, en amont, un formidable travail herméneutique mené au sein des assemblées parlementaires, des juridictions nationales et européennes, des comités et académies savantes, de la doctrine, des associations politiques, syndicales ou « sociétales », de la presse aussi, a préparé ces « créations » constitutionnelles. Qui ne sont pas, puisqu’il faut y revenir, l’expression d’une volonté de puissance du juge constitutionnel délivrant seul la vérité de la constitution en absorbant et soumettant tous les autres à ses oracles. Le juge est seulement un élément de la chaîne argumentative qui intervient, à un moment donné, pour sanctionner par sa décision le sens d’un énoncé constitutionnel, sans pour autant arrêter par sa sanction cette chaîne ; elle continue de vivre car le sens produit ouvre, dans les assemblées, dans les juridictions, dans la doctrine, de nouveaux débats, de nouvelles réflexions qui peuvent produire, quelques temps plus tard, une nouvelle interprétation. Le juge constitutionnel ne gouverne pas ; il est l’organe régulateur du régime concurrentiel d’énonciation de la volonté générale.

3. Constitution et société des individus

La constitution-garantie des droits est enfin au principe d’une rupture radicale dans la représentation de la « chose commune » : là où la constitution-séparation des pouvoirs a pour objet l’État, la constitution-garantie des droits a pour projet la société des individus. Ce glissement est également la conséquence logique du contrôle de constitutionnalité. Parce que le juge constitutionnel est saisi de lois relatives à la famille (le Pacs), au travailleur (les 35 heures), au consommateur (le conseil de la concurrence), au malade (Sécurité sociale), aux étudiants (Université), au téléspectateur (concentration des entreprises de presse), à l’administré, il est, en effet, nécessairement conduit à poser ce que le doyen Vedel appelait « les bases constitutionnelles » des activités sociales et privées des individus et non plus seulement les bases constitutionnelles de l’activité des hommes politiques. La constitution n’est donc plus constitution de l’État, mais constitution de la société, puisque toutes les activités des individus saisies par le droit peuvent être rapportées à la constitution ; ce qui, dans le langage juridique, se traduit par les expressions « constitutionnalisation » du droit civil, du droit du travail, du droit social, du droit commercial, du droit administratif, du droit pénal, etc., c’est-à-dire, par l’idée que toutes les branches du droit, et pas seulement le droit politique, trouvent leurs principes dans la constitution.

Au demeurant, que la constitution soit l’acte qui informe – au sens philosophique du terme – la société n’est une rupture qu’au regard de l’habitude prise de penser la constitution comme acte organisant les pouvoirs publics, le Code civil, dont Jean Carbonnier disait qu’il était la véritable constitution de la France, se réservant la société. Car, au regard de la Déclaration de 1789, cette conception « sociétale » de la constitution est moins une rupture qu’une continuité. En effet, selon l’article 16 de cette Déclaration, l’objet de la constitution n’est pas l’État mais la société : « toute société, énonce l’article 16, dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de constitution ». « Toute société », donc, et non pas « tout État » ! Quand Montesquieu imagine la constitution idéale, il part d’une analyse de la société, d’une analyse des « puissances sociales » – noblesse, bourgeoisie, etc. – et recherche une structure de pouvoir exprimant la structure sociale ; quand Rousseau rédige son projet de constitution pour la Corse, il prend explicitement pour base et objectif de son travail la structuration du corps social corse. Cette conception de la constitution-expression de la société s’est effacée lorsque s’est imposée, tout au long du XIXe siècle, l’idée qu’elle était seulement le statut particulier des gouvernants ; elle réapparaît logiquement aujourd’hui avec l’émergence et le développement de la justice constitutionnelle qui contribue à déployer la constitution sur l’ensemble des activités sociales.

Indirectement mais nécessairement, cette conception « sociétale » de la constitution emporte aussi des effets sur le domaine d’application de la séparation des pouvoirs. Tant que l’objet de la constitution est réduit à l’État, l’exigence de séparation posée par l’article 16 de la Déclaration de 1789 ne porte que sur les pouvoirs d’État : les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Mais si la constitution a pour champ la société, l’exigence de séparation s’applique à tous les pouvoirs à l’œuvre dans la société : les pouvoirs économique, médiatique, religieux,… Et la constitution doit donc se saisir de ces pouvoirs, de ces tiers-pouvoirs qui, pour faire écho à la célèbre brochure de Siéyès à la veille de la Révolution, sont tout dans le fonctionnement d’une société, rien jusqu’à présent dans l’ordre constitutionnel et doivent y devenir quelque chose. Que, par exemple, la constitution prenne en charge le « quatrième pouvoir » et pose les principes de nature à garantir pour les citoyens son indépendance par rapport aux pouvoirs politique et économique ; qu’elle donne, par exemple, à un Conseil économique et social transformé les moyens de faire participer la société civile organisé à la formation de la volonté générale.

En s’adressant à la société, la constitution s’adresse aussi aux individus qui la composent et participe ainsi, dans un moment particulier de l’histoire politique, à la construction de leur identité. La question politique aujourd’hui n’est pas, en effet, la question de l’individu ni même celle d’une société qui serait faite d’individus fluides pour reprendre l’expression de Pascal Michon [11]. Le capitalisme, avec sa mystique de l’intérêt individuel, ses mécanismes d’individualisation des contrats de travail et son droit de propriété, a sans doute façonné ce processus individualiste, mais le socialisme ne l’a pas contrarié puisque, selon Marx lui-même, la société concrète à venir serait celle « où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous ». Si donc le processus social et historique est celui d’une société d’individus, la question politique est celle de l’organisation de cette fluidité sociale, de la mise en cohérence de cette fluidité pour qu’elle ne produise pas une société chaotique, de l’instrument permettant de construire du commun, de la généralité dans cette société fluide. Or, cette question est, aujourd’hui, sans réponse. Ou, plus exactement, les réponses d’autrefois ne « fonctionnent » plus : Dieu, la Nation, l’État, les classes sociales qui ont donné aux individus un sentiment d’appartenance commune – à la communauté chrétienne, à la communauté nationale, à la communauté socio-professionnelle – ne sont plus les opérateurs efficaces du sens commun des individus. Dans cette configuration historique, la constitution, telle qu’elle s’est renouvelée sous l’effet du contrôle de constitutionnalité, peut être cet instrument commun aux individus dans lequel ils puissent se reconnaître dans leur particularité, leur rythme propre mais aussi dans les valeurs partagées, ces valeurs constitutionnelles communes qu’Habermas appelle « patriotisme constitutionnel ». Véritable miroir magique, la constitution s’offre comme texte laïc, comme ensemble de principes partagés, comme lieu où l’individu moderne « désenchanté » peut reconstruire une identité commune. Travailleur, consommateur, électeur, parent, propriétaire, croyant, libre penseur, etc., toutes ces qualités, tous ces rythmes de vie se trouvent précipités – au sens chimique du terme – dans l’être de droit, dans le sujet de droit que l’individu rencontre dans la constitution. Si les individus sont devenus fluides, la constitution est ce texte qui les empêche de flotter en leur donnant un point fixe où toutes leurs activités peuvent être articulées. Où elles peuvent aussi être réfléchies, discutées, critiquées, jugées. Car l’image que la constitution renvoie à chacun est davantage investie de désirs et de promesses que d’objectivité : l’égalité entre les hommes et les femmes, la liberté individuelle, la fraternité sont, parmi d’autres, les traits souhaités, espérés, rêvés de la figure du sujet de droit que l’exclusion, les inégalités, les injustices et la domination démentent quotidiennement. Et c’est précisément de cet écart entre les promesses constitutionnelles d’égalité, de liberté et de solidarité et la misère du monde que naît la possibilité d’une critique de cette réalité et d’une action politique pour la changer. Et c’est pourquoi, l’identité constitutionnelle reste devant chacun, comme « à-venir », comme horizon de l’exigence démocratique.

Conclusion : la démocratie comme horizon

Écart au lieu de fusion, délibération au lieu de révélation, société des individus au lieu d’État, ces traits nouveaux qui distinguent le constitutionnalisme contemporain et transforment la configuration démocratique font, évidemment, débat. Loin d’y voir une doctrine plus exigeante de la démocratie, certains analysent cette « démocratie par la constitution » comme le retour du théologico-politique avec le droit comme religion et le juge constitutionnel dans la position du grand prêtre [12]. D’autres dénoncent une conception libérale [13] ou aristocratique du pouvoir qui, par le contrôle de constitutionnalité, cherche à tenir le peuple en dehors du jeu politique [14]. Et certains sociologues croient pouvoir déceler dans l’idée de démocratie constitutionnelle une volonté de pouvoir des juristes et en particulier des professeurs de droit au service d’un mécanisme sophistiqué de dépossession du pouvoir des citoyens au profit des juges et de légitimation de cette nouvelle délégation de pouvoir [15].

Il faut prendre au sérieux ces analyses différentes du sens du constitutionnalisme contemporain. D’abord, parce que, pour parler comme Montaigne, « on n’est jamais sûr de son arrière-boutique » ; ensuite, parce qu’elles obligent à toujours plus de rigueur académique dans la présentation de ce nouveau constitutionnalisme ; enfin, parce qu’elles invitent à une réflexion sur les raisons de ces registres différents d’intelligibilité de ce constitutionnalisme. Sans prétendre les identifier toutes, il en est une qui ressort clairement de tous ces écrits critiques : l’adhésion à une définition essentialiste de la démocratie. C’est, en effet, au nom de la démocratie électorale et du suffrage universel comme seul principe de légitimité démocratique que la « démocratie par la constitution » est jugée établir un régime politique libéral, aristocratique ou contre les citoyens.

Cette manière d’appréhender le sens du constitutionnalisme contemporain conduit à la naturalisation d’une forme historique de démocratie qui empêche de penser le temps présent. La forme électorale de la démocratie, produit de l’histoire, est une forme dépassable de la démocratie, tel est l’esprit de la notion de « démocratie continue » que j’ai proposée en 1992. « Continue » pour dire que la démocratie ne s’arrête pas aux seuls moments électoraux, pour dire qu’elle se construit en démultipliant les rythmes politiques, pour dire que cette démultiplication prend des formes variées dont la forme juridictionnelle, pour dire que la constitution est ce lieu où ces différents rythmes, électoraux et non électoraux, peuvent être mis en cohérence et prendre sens. Pour dire aussi, et plus modestement, que la démocratie reste un horizon !

par Dominique Rousseau, le 19 septembre 2008

Pour citer cet article :

Dominique Rousseau, « Constitutionnalisme et démocratie », La Vie des idées , 19 septembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Constitutionnalisme-et-democratie

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Libération, 28 septembre 2005.

[2Communiqué de l’Élysée, 22 février 2008.

[3Hans Kelsen, La démocratie, sa nature, sa valeur, Paris, Dalloz, 2004, p. 115.

[4Voir l’étude de Stéphane Pinon, «  La notion de Démocratie dans la doctrine constitutionnelle française  », Politeia, 2006, n°10, p. 408.

[5CC 81-132 DC, 16 janvier 1982, R. p. 18. En l’espèce, le Conseil était appelé à se prononcer sur la conformité à la constitution et en particulier au droit de propriété inscrit dans les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789 de la loi nationalisant un certain nombre d’entreprises et de banques.

[6Raymond Carré de Malberg, La loi, expression de la volonté générale, Paris, Economica, 1984.

[7Cité par Jean-Yves Guiomar, L’idéologie nationale, Paris, Champ libre, 1974, p.39.

[8CC 85-197 DC, 23 août 1985, R. p. 70.

[9Voir par exemple Philippe Blacher, Volonté générale et contrôle de constitutionnalité, Paris, Dalloz, 1999.

[10CC 94-343-344 DC, 27 juillet 1994, R. p. 100.

[11Pascal Michon, Les rythmes de la politique, Démocratie et capitalisme mondialisé, Paris, Les Prairies ordinaires, 2008.

[12Stéphane Rials, «  Entre artificialisme et idolâtrie. Sur l’hésitation du constitutionnalisme  », Le Débat, 64, 1991, p. 163.

[13Jean-Marie Denquin, «  Eléments pour une théorie constitutionnelle  », Annales de la faculté de droit de Strasbourg, 2006, n°8  ; Quelques réfléxions sur l’idée de démocratie par le droit, Juspoliticum/Situation.html.

[14Pierre Brunet, «  Le juge constitutionnel est-il un juge comme les autres  ?  », in La notion de justice constitutionnelle, Dalloz, 2005, p.115.

[15Bastien François, «  Justice constitutionnelle et ‘démocratie constitutionnelle’. Critique du discours constitutionnaliste contemporain  », Droit et Politique, PUF, 1993.

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