L’historien risque-t-il l’anachronisme en soumettant l’art moderne et contemporain au regard de l’art médiéval ? Osant l’analyse comparée, Alexander Nagel découvre de nombreuses similitudes entre deux périodes de l’histoire de l’art que rien ne semblait rapprocher.
Recensé : Alexander Nagel, Medieval Modern : Art out of Time, London, New York, Thames and Hudson, 2012, 312 pp, 134 illustrations.
Depuis longtemps, les historiens de l’art médiéval se tournent vers leurs collègues spécialistes des époques modernes et contemporaines afin de trouver des modèles théoriques et interprétatifs convaincants, capables de les éclairer dans l’exploration des vestiges souvent fragmentaires de la production artistique pré-moderne [1]. Un tel intérêt, d’une époque pour l’autre, est pourtant assez unilatéral ; il semble en effet que peu de chercheurs travaillant sur les périodes modernes et contemporaines cherchent à établir des parallèles par delà les profondes ruptures dans la production et la consommation de l’art qui, entamées à la Renaissance, se développèrent pleinement au cours de la période des Lumières. Car en proposant de tels parallèles, entre des époques et des lieux si distants, ne risque-t-on pas l’anachronisme et ne s’expose-t-on pas à établir des similarités qui ne seraient que strictement superficielles ?
C’est pourtant bien ces parallèles qui sous-tendent la problématique de l’ouvrage d’Alexander Nagel, Medieval Modern : Art out of Time. La grande amplitude temporelle de l’étude révèle des similitudes étonnantes, et dignes du plus grand intérêt, entre des périodes éloignées. Le livre se compose d’une série d’études de cas, qui mettent en rapport une grande variété d’œuvres d’art de différentes époques afin d’en explorer les thèmes structurels sous-jacents. À cette fin, Nagel examine tout d’abord des œuvres de l’Occident médiéval, en insistant particulièrement sur les œuvres canoniques de la fin du Moyen-Age et du début de la Renaissance. Il se projette ensuite à travers les âges pour comparer ces dernières à des œuvres des périodes modernes et contemporaines, en portant une attention particulière à des exemples datant de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la moitié du XXe siècle.
Lyonel Feininger (German, b. America, 1871-1956), Programm des Staatlichen Bauhauses in Weimar, April 1919. Gravure sur bois avec bloc d’imprimerie sur papier vert. 30.2 x 18.6 cm. Bauhaus-Archiv Berlin.
L’art dans l’histoire de l’art…
L’un des thèmes majeurs que l’on retrouve en filigrane dans tout le livre est le débat moderniste sur l’art lui-même, un sujet devenu particulièrement central dans le discours critique sur l’art de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle. Au cours de ces quelques décennies, artistes et critiques s’efforcèrent de définir leurs objectifs lors de discussions toujours plus subtiles sur la finalité, la fonction et la signification de l’art. Étonnamment, l’art médiéval surgit constamment dans ces débats. Alors que l’on pourrait tout d’abord s’attendre à ce que celui-ci serve de repoussoir dans la comparaison avec l’art moderne, Nagel montre au contraire que les réactions modernistes aux arts du Moyen-Age furent considérablement nuancées. Dans certains cas, artistes et critiques proposèrent même la période médiévale comme un modèle idéal. Pour ne citer qu’un exemple, Nagel analyse en profondeur l’intérêt des artistes du Bauhaus pour la nature unificatrice du style gothique (Chapitre 18 : « Cathedral Thinking »). Il montre que ce groupe d’artistes du XXe siècle était fasciné par les arts européens des XIVe et XVe siècles, période au cours de laquelle l’architecture, la métallurgie et autres métiers étaient unis dans des styles transcendant les supports individuels et les identités régionales. L’attrait du Gothique se retrouve par exemple clairement sur la couverture du manifeste du Bauhaus de 1919, illustrée par Lyonel Feininger ; on y trouve l’image d’une cathédrale qui reflète les finalités artistiques du groupe : rassembler les médiums et les régions dans le but de recréer une esthétique universelle et pan-européenne.
Cet exemple révèle les critiques que Nagel formule à l’encontre de l’argument stylistique qui reste omniprésent dans la pratique de l’histoire de l’art. En effet, le « Gothique » pourrait être vu comme une fiction créée par l’histoire de l’art, elle-même révélatrice de l’accent que cette discipline met depuis toujours sur la périodisation et l’attribution de critères esthétiques à travers une analyse purement formelle de l’œuvre. Les critères mêmes du Gothique sont problématiques puisqu’ils proviennent du dégoût des hommes de la Renaissance pour les aspects les plus élaborés de ce style, dans lesquels ils voyaient l’exemple même du goût barbare. Le flou dans la définition du terme apparaît encore plus clairement à travers les nombreuses interprétations locales de ce qu’on appelait le Gothique ; et s’il existe certaines similitudes visuelles entre elles, un examen plus poussé révèle aussi de nombreuses divergences. La cathédrale St Vitus à Prague, construite par Peter Parler et commencée en 1344, rappelle certainement le genre d’architecture qui fut popularisé en France. Et pourtant, les nombreuses innovations de cette cathédrale en font une œuvre unique, le travail singulier de son architecte, ainsi que le reflet de traditions et motivations régionales particulières. En ce sens, le « Gothique » unificateur et stable idéalisé par le Bauhaus n’a même jamais existé, ou plutôt n’a existé que parce que l’histoire de l’art l’a défini comme tel.
Cette observation met en évidence l’un des points fondamentaux du livre de Nagel : une fois que l’on a postulé que l’art résiste en général aux catégories établies par l’histoire de l’art, le caractère fictionnel de ces taxonomies apparait encore plus clairement. La foi en la fiabilité de styles tels que, par exemple, « le Gothique » ou, encore plus problématique, « le Roman », dépend de l’acceptation d’une notion de linéarité narrative et de progrès artistique. Au lieu de cela, Nagel, par son approche multidirectionnelle des œuvres d’art, propose une lecture alternative qui rejette les constructions rationalisantes de l’histoire de l’art et leur classement séquentiel. Cette approche très novatrice débouche sur de nouveaux et de surprenants arrangements d’objets, d’artistes et de styles. L’histoire finit alors par ressembler à deux miroirs placés en vis-a-vis, où l’art est constamment projeté d’avant en arrière, dans un reflet sans fin.
…Et l’art de l’histoire de l’art
Le Merzbau de Hanovre de Kurt Schwitters. Photo de Wilhelm Redemann, 1933.
S’interroger sur les limites des principes organisateurs de l’histoire de l’art, permet de s’intéresser à l’art de faire l’histoire de l’art, c’est-à-dire à ses méthodes tenaces, et à la façon dont ces méthodes ont à leur tour profondément influencé les développements de l’art moderne et contemporain. La conscience que le discours sur l’art a développé sur sa propre histoire, du XIXe siècle au XXe siècle, apparaît clairement tout au long de l’ouvrage de Nagel. Cette tendance à l’auto-définition sous-tend tout naturellement les écrits modernistes, puisque les auteurs s’efforçaient de distinguer leur vision de la modernité de ce qui l’avait précédée. À la lecture des récits présentés dans le livre de Nagel, on est frappé par la constance avec laquelle artistes, critiques et historiens de l’art dialoguaient les uns avec les autres, souvent dans le contexte formel de l’enseignement universitaire. Beaucoup étudièrent ou enseignèrent l’histoire de l’art, et la connaissance du discours de cette discipline (ainsi que la confiance qu’on lui accordait) structura probablement les approches et les points de vue. Cela apparaît clairement à travers l’exemple du médiéviste Meyer Schapiro, qui montre que l’appréciation d’objets médiévaux peut être influencée par une certaine expérience de l’art contemporain. À d’autres époques, les critiques d’art et d’esthétique moderne et contemporain recherchèrent des parallèles avec le Moyen-Age, comme par exemple dans les écrits de Clement Greenberg où l’auteur met en rapport esthétique byzantine et abstraction moderne. [2]
À travers d’autres exemples encore, Nagel présente des cas où les artistes furent profondément influencés par des périodes artistiques antérieures, découvertes par le truchement de l’histoire de l’art et de son pendant direct, le musée. Ce fut le cas de l’envoûtante Kathedrale des erotischen Elends de Kurt Schwitter, construite dans les années 1930 et devenue plus tard son Merzbau, une œuvre fonctionnant sur plusieurs niveaux de référence (Chapitre 20 : « Cathedral of Erotic Suffering »). Nagel soutient que, parce qu’elle nous présente un arrangement dynamique et constamment changeant d’objets de curiosité ressemblant à des reliques, l’œuvre de Schwitter imite consciemment les espaces d’exposition souvent chaotiques que l’on trouvait dans les chapelles médiévales. C’est grâce à cet effet recherché, nous suggère Nagel, que l’artiste critique l’effet mortifère provoqué par l’exposition des œuvres dans les musées. Il affirme que, « loin de représenter la recréation d’une église gothique, la Merzbau offrait à la place une archéologie des pratiques d’exposition provenant d’un futur post-muséal, une archéologie intégrant la cathédrale médiévale parmi d’autres genres d’espaces agrégatifs, tels que la Kunstkammer. Plutôt qu’une reconstruction, la Merzbau représente une installation distanciée et anachronique, capturant l’instant où les musées commencèrent à ressembler à des cryptes et à des cathédrales, à des installations artistiques. » (p.272).
Cependant, l’une des trouvailles les plus fascinantes du livre met au jour des cours d’université oubliés afin d’explorer comment certains réseaux d’artistes, d’historiens de l’art et de critiques modelèrent le regard, les sensibilités et le langage de toute une génération. Nagel épluche alors des documents d’archive et présente des documents tels que les notes griffonnées en cours par Allan Kaprow (p.178-183) ou les cahiers des étudiants de Josef Albers (p.160-163), des documents qui permettent de comprendre leur formation universitaire et leur centres d’intérêt en histoire de l’art. Prenons l’exemple de Kaprow, un étudiant de John Cage : il est l’auteur d’un article sur Jackson Pollock dans un volume de Artnews de 1958, article dont Nagel nous dit qu’il était au départ un essai écrit pour le cours d’histoire d’art roman donné par Schapiro (Chapitre 14 : « Environments, Flatbeds and other Forms of Receivership »). L’intensité avec laquelle ces artistes modernes et contemporains se sont engagés dans l’étude de l’histoire de l’art apparaît comme l’un des thèmes les plus frappants du livre.
Le temps et l’espace
L’une des raisons pour lesquelles l’histoire de l’art (ainsi, d’ailleurs, que beaucoup d’autres disciplines s’occupant d’histoire) porte un si grand intérêt aux classements et aux catégories tient bien entendu à la nature des artéfacts eux-mêmes. N’importe quel objet donné possède une date et un lieu de création, ainsi qu’un (ou que des) créateur(s) ; ces fait peuvent être connus, ou ne pas l’être, mais l’un des principes fondamentaux de l’histoire de l’art vient du fait que les objets ont une origine et sont des artéfacts. Dans certains cas cependant, cet ordonnancement du temps et de l’espace ne fonctionne plus, soit pour des raisons pratiques (comme dans le cas d’artéfacts archéologiques sortis de leur contexte d’origine), soit pour des raisons conceptuelles (quand la paternité d’une œuvre est consciemment dissimulée, par exemple). Les chapitres les plus pertinents du livre, qui en sont aussi les plus importants, analysent la façon dont l’art médiéval et l’art moderne questionnent et transcendent l’ordre établi du temps et de l’espace.
Ce débat, en particulier au XXe siècle, n’est pas nouveau puisque les découvertes dans le domaine de la physique bouleversent complètement la façon dont les scientifiques pensent la relation entre le temps et l’espace. Les artistes aussi relèvent la complexité de ces concepts, comme on le voit à travers le travail de Robert Smithson pour ses Non-Sites et les théories qui s’y rattachent : l’ici était ailleurs, l’ailleurs était ici, les œuvres existent à la fois ici et ailleurs, mais aussi nulle part. Mais Nagel soutient que le Moyen-Age a aussi, d’une certaine manière, son Non-Site : la Terre Sainte (Chapitre 9 : « Topographical Instability »). Nagel discute par exemple longuement « l’instabilité géographique et chronologique » en jeu dans la Chapelle Jérusalem de l’église Sainte Croix de Jérusalem (Santa Croce in Gerusalemme), à Rome. On y trouve un enchevêtrement complexe d’espace et de temps reposant sur la présence de terre, supposée avoir été rapportée de l’endroit même de la Crucifixion, ce qui crée dans la chapelle un espace existant à la fois là où elle est et loin d’elle. Cette chapelle est l’une des nombreuses versions médiévales de Jérusalem, qui fabriquent une Terre Sainte en suspension temporelle et spatiale, puisqu’elle est alors tout à la fois ailleurs (au Proche Orient) et ici (en Europe), et existe en même temps dans le passé (celui des temps bibliques), maintenant (en tant que lieu de pèlerinage), et toujours (par la constante réitération des récits et des lieux lors des rituels et des croyances). Cette stratification possédait pour les fidèles du Moyen-Age un effet transformatif et transportatif où, nous dit Nagel, « la possibilité de voyage dans le temps et l’espace est réalisée grâce à l’expérience des observateurs qui réunissent ces éléments de façon créative et ainsi, pour un temps, habitent un espace détaché de leur propre environnement, un espace lié à Jérusalem grâce à des supports matériels réels : les reliques et la terre. » (p100-101)
L’un des exemples contemporains les plus marquants de cette logique se trouve illustré par un projet commencé par l’artiste Robert Smithson en 1969 (projet qu’il abandonne par la suite), que Nagel développe au chapitre 10 (« Non-Site Specificity »). Cette année-là, le Jewish Museum de New York commande en effet à l’artiste une affiche et une carte de vœux pour le nouvel an ; Smithson décide alors de transporter de la terre d’Hébron (prise du lieu précis où Adam aurait été créé) jusqu’au Mont Moriah (le Mont du Temple, ou Haram al-Sharif), lieu situé à Jérusalem et d’une portée eschatologique fondamentale. Avec cette terre, Smithson forme alors les lettres hébreuses du nouvel an juif (5)730 (une reproduction de l’œuvre de Smithson est visible ici :“Art out of Time : The Relic and Robert Smithson,” Artforum 51,2 (2012):232-39)¬. Ainsi, la fragilité du support de l’écriture, le déplacement de la terre vers un lieu si chargé de sens, puis son utilisation pour marquer la mesure de la nouvelle année sont, selon Nagel, un commentaire sur la nature éphémère de l’humanité et du temps humain, produisant des similitudes saisissantes entre le médiéval et le moderne.
Dans Medieval Modern : Art out of Time, l’auteur aborde le sujet de la recherche pluridisciplinaire sous un angle assez polémique, et il est certain que la nature non-linéaire du livre ainsi que sa très large amplitude temporelle ont de quoi désorienter certains lecteurs. Cependant, au sens le plus large, les études de cas de Nagel remettent en question les pratiques actuelles des historiens de l’art, très souvent cloisonnées dans une période et très spécialisées. Les exemples développés dans le livre, ainsi que de nombreux autres que nous n’avons pu mentionner ici, interrogent les présupposés du lecteur et l’obligent à réévaluer la singularité de chaque période artistique. Dans une large mesure, l’attention que porte l’auteur aux variations et aux permanences de la production, de la consommation et de l’exposition des œuvres nous montre la nature artificiellement construite du temps et de la progression historique. Les arguments de Nagel se trouvent alors très éloquemment résumés par Marcel Duchamp dans un entretien datant de 1965 : « C’est seulement dans l’art que [l’Homme] peut dépasser l’état animal, car l’art permet d’accéder à des régions qui ne sont pas gouvernées par le temps et l’espace. » (p.240)
Elizabeth Dospel Williams, « Concordance des arts »,
La Vie des idées
, 31 mai 2013.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Concordance-des-arts
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[1] Voir par exemple le numéro actuel de Studies in Iconography (vol.33, 2012), qui inclut des discussions sur le globalisme, le féminisme et le post-colonialisme appliquées aux études médiévales.
[2] Comme dans « Byzantine parallels » de Clement Greenberg, Art and Culture (Boston, 1961), 167-70. Nagel inclut de nombreux autres exemples de critiques modernes et contemporains qui se tournent vers l’art médiéval, à l’exemple de Leo Steinberg ou Umberto Eco, et les développe tout au long du livre, en particulier dans les chapitres 12, 13 et 14. Les ouvrages clef sont indiqués dans la bibliographie.