Après l’élitisme culturel des nietzschéens de gauche trop aisément ralliés à une forme de constructivisme épistémique jugé dévastateur, l’auteur récemment disparu de Nietzsche contre Foucault (Agone, 2016) réitère ses critiques à l’encontre de ceux qui tireraient prétexte du perspectivisme nietzschéen pour nier l’existence de la vérité au motif que cette dernière ne serait qu’un effet de pouvoir. C’est l’occasion, d’une part, de rappeler combien l’exigence de vérité demeure au centre de la pensée nietzschéenne, et de faire valoir, d’autre part, que la détestation de Nietzsche à l’endroit des valeurs fondamentales de la gauche politique le situe bien plutôt du côté des philosophes réactionnaires que de celui de ses infidèles épigones.
À partir de cette ligne argumentative, l’ambition de Bouveresse se divise en deux fronts corrélés. D’une part, il importerait de réhabiliter contre Foucault l’exigence définitionnelle et avec elle la probité démonstrative, en montrant qu’elle continue d’irriguer la pensée de Nietzsche, bien loin du relativisme de bon aloi que lui prêtent ses partisans de gauche (sections 1 à 5) ; d’autre part, il y aurait à défendre l’éthique démocratique qui se déploie à partir de cette exigence de vérité, là où la réclame nietzschéenne ne peut que tomber dans une impasse, tant il est vrai que Nietzsche méprise le peuple, la démocratie, le progrès, le bonheur et les phénomènes apparentés, qu’il subsume sous « les idées modernes » (sections 6 à 10). Après avoir rectifié ces deux perspectives, épistémologique et politique, Bouveresse pense pouvoir définitivement congédier les lectures de Nietzsche qui passent sous silence ou dépolitisent les déclarations les plus outrancières du philosophe (sections 11 à 14).
Sa démonstration, qui reprend la critique de « l’herméneutique de l’innocence » adressée naguère aux nietzschéens par D. Losurdo, laisse cependant perplexe.
Vérité et pouvoir chez Nietzsche et Foucault
Pour soutenir le premier pan de sa démonstration, Bouveresse rappelle comment Nietzsche entend dissiper la confusion entre ce qui est vrai et ce qui se donne pour tel : dans l’analyse de la théâtralité inhérente à la vie sociale, la volonté de vérité le cède à la volonté d’illusion, et ce d’une manière non seulement salutaire, mais parfaitement nécessaire. La valorisation nietzschéenne de l’apparence est néanmoins indexée sur sa valeur pour le maintien de la vie, ce qui n’exclut aucunement que certaines formes de vie robustes exigent quant à elles la vérité comme condition d’existence. Voilà pourquoi, contrairement à Foucault, si l’on en croit Bouveresse, Nietzsche distingue soigneusement l’effet de vérité (artistico-théâtral) et la vérité elle-même (p. 17), dans la mesure où il reproche par exemple à Wagner de n’avoir été finalement que le comédien de son propre idéal, ce dernier se trouvant aliéné par son histrionisme mondain, attitude qui consomma la rupture entre le philosophe et le compositeur. Là où les forces d’inertie des sociabilités grégaires produisent du relâchement, le philosophe se donne à rebours pour un « génie de la vérité » qui se rassemble courageusement pour devenir ce qu’il est, c’est-à-dire un individu authentique. Parvenu à ce point, Bouveresse adresse à Nietzsche et à Foucault une question essentielle :
comment est-il possible, après avoir formulé le genre de critique radicale qu’ils adressent l’un et l’autre, de deux façons différentes, à l’idée de vérité elle-même, de maintenir le genre d’exception éminente qui est supposé devoir être fait simultanément en faveur du philosophe ? (p. 28)
Il apparaît alors que, de ce point de vue, Nietzsche se considère comme un génie inspiré, tandis que Foucault, de son côté, reconnaît à l’exigence de vérité une importance, ce en quoi Bouveresse voit une déclaration de pure forme : même s’il n’a jamais dit que la vérité n’était qu’un effet de pouvoir, il « a semblé généralement se préoccuper davantage du genre d’effet que ses affirmations étaient susceptibles de produire sur le public que de leur vérité et de la qualité des arguments qu’il était en mesure de formuler en faveur de celle-ci », raison pour laquelle il « aurait peut-être dû s’inquiéter un peu plus tôt et plus sérieusement de la façon dont il était compris » (p. 33).
Un pas de plus, et Foucault devient le prodrome de l’ère de la post-vérité (p. 35).
Certes, l’analyse de Bouveresse n’est pas dénuée de nuances : le procès intenté à Foucault paraît tendanciellement adressé bien plutôt à « l’aveuglement des disciples », anciens et actuels. Néanmoins, c’est à Foucault qu’incomberaient les errements de ses disciples arrogants qui répugnent à accepter la vérité et déguisent cette couardise sous les dehors d’une « rébellion courageuse contre le pouvoir » (p. 37). S’il est vrai que l’auteur parle « de ce que Foucault a réussi assez largement à faire croire, et non de ce qu’il croyait lui-même » (p. 37), il y a là un problème digne d’intérêt, que ne traite jamais frontalement l’auteur : à quelles conditions un auteur comme Nietzsche ou Foucault est-il imputable des instrumentalisations et des déformations que sa pensée a subies ? Cette question, il nous semble que Bouveresse la suppose un peu hâtivement résolue lorsqu’il reproche à Foucault de ne pas avoir eu assez de considération pour la théorie de la connaissance, et s’estime fondé à assurer comme un fait incontestable que :
peu de philosophes ont contribué, dans le cas de la vérité, aussi fortement que l’a fait Foucault, volontairement ou non, à encourager un mode de raisonnement sophistique qui a connu et continue malheureusement à connaître un succès considérable, notamment chez les philosophes et les sociologues » (p. 60).
Contre une telle manière d’envisager la vérité en se revendiquant de Nietzsche, Bouveresse rappelle que le besoin de mensonge ne signifie aucunement qu’il faille abandonner la vérité, dans la mesure où ce à quoi il faut s’intéresser, c’est au type de vie qui veut le mensonge et en a besoin. Et de rappeler que seul le nihilisme passif se résigne à l’idée qu’il ne peut exister aucune vérité, tandis que le nihilisme actif en tire le motif d’un surcroît de volonté de créer, une idée qui était de nature à plaire aux avant-gardes artistiques.
Si cette hésitation de Nietzsche entre deux caractérisations de la volonté de puissance intéresse Bouveresse, c’est parce qu’elle met d’abord en avant la volonté de puissance comme activité métamorphique – aspect héraclitéen retenu par les lecteurs de gauche pour souligner que tout est devenir et création (p. 129) –, alors que la pensée du philosophe est par ailleurs mue par ce qu’il appelle lui-même la « passion de la connaissance », un philosophème que l’ouvrage n’appréhende que latéralement lorsqu’il évoque une lettre fameuse où Nietzsche écrit à sa sœur que le service de la vérité exige le sacrifice du bonheur. L’auteur conclut, à partir de là, que la pensée du philosophe balance entre deux attitudes : soutenir qu’il ne saurait y avoir de connaissance de quelque nature que ce soit, et soutenir qu’il ne peut y avoir de connaissance qu’en fonction d’une perspective.
Nietzsche, philosophe réactionnaire ?
Non content d’assimiler la généalogie nietzschéenne à une réduction nominaliste de la vérité, Foucault (ou les foucaldiens ?) assimile la généalogie de la morale à une critique du pouvoir comme pouvoir, et c’est dans cette réprobation du pouvoir que Bouveresse repère le cœur de la divergence entre Foucault et Nietzsche : dans son opposition aux idées modernes, Nietzsche justifie l’assujettissement comme une nécessité structurelle de toute ontologie sociale ou politique, et s’oppose aux critiques du pouvoir émanées du socialisme et de l’anarchisme, comme en témoigne la dévastation que n’est pas loin de susciter chez lui l’épisode de la Commune.
À la lumière de ces remarques, Bouveresse estime que Foucault fait de Nietzsche un usage fort peu nietzschéen (p. 52), jusqu’à repérer dans la critique foucaldienne du pouvoir une entreprise typiquement nihiliste du point de vue de Nietzsche. Le lecteur assiste, à partir de là, à une longue série d’observations disséminées qui, par accumulation d’arguments et d’extraits plus que par le fait d’une démonstration rigoureusement philologique, vise à rattacher Nietzsche à la constellation des penseurs réactionnaires.
Sur ce chapitre, les analyses de l’auteur ne paraissent ni originales ni particulièrement dérangeantes après des décennies de travaux scientifiques sur le philosophe allemand. L’auteur se réclame d’ailleurs en de multiples occasions des travaux de Domenico Losurdo [1], à cette réserve près que Nietzsche ne serait pas un penseur entièrement politique, mais simplement « très politique ». La confrontation de Nietzsche avec les idées politiques de son époque permet d’établir qu’il est en amont de la Révolution du côté de Voltaire et non de celui de Rousseau par son antiégalitarisme, et en son aval du côté des contre-révolutionnaires comme Hippolyte Taine, n’ayant que mépris pour les valeurs de gauche qui, à travers des progressistes hédonistes comme John Stuart Mill, imposent progressivement le bonheur comme une idée nouvelle dans l’Europe du « dernier homme ».
Comment dès lors, à l’aune de ces considérations, expliquer la torsion exégétique dont Nietzsche a pu faire l’objet dans les années 1960 et 1970 en France – Bouveresse ne soufflant mot, on peut s’en étonner, de tout ce qui s’est fait depuis [2] (et ailleurs) ? Bouveresse s’appuie ici sur Louis Pinto [3], pour qui la gauche intellectuelle de cette époque aurait été séduite par l’élitisme et l’aristocratisme de Nietzsche, très prégnant dans le discours culturel avant-gardiste et toléré voire promu dans le domaine artistique. Bouveresse suggère par ailleurs que Foucault a donné du grain à moudre aux défenseurs du relativisme historique et culturel – la méthode généalogique de Nietzsche fournissant un prétexte pour détecter derrière la « volonté de vérité » une forme de pouvoir dont il faudrait effectuer la critique. C’est ici que Nietzsche, quoi qu’il en ait, devenait l’instrument du démocratisme : être nietzschéen signifiait alors faire la généalogie des rapports de domination iniques déguisés sous les dehors affables du savoir. Or, Bouveresse rappelle que chez Nietzsche, la lutte pour plus de démocratie ne peut aboutir qu’à l’émergence de nouveaux tyrans qui la mettront à mort, si bien que la lutte pour la démocratie est en réalité une lente euthanasie de cette dernière. D’où l’étonnement de l’auteur :
Que Nietzsche puisse être aimé et admiré au point où il l’est par autant de lecteurs de gauche et de philosophes, qui sont des défenseurs fervents du démocratisme et même de ce que l’on pourrait appeler le radicalisme démocratique, est réellement stupéfiant et, à certains égards, inquiétant. On aimerait au moins qu’ils se rendent compte de temps à autre à quel point la relation qu’ils entretiennent avec leur héros est loin d’être réciproque (p. 167)
À l’époque où la politique était une théologie de remplacement, suggère-t-il alors, on faisait flèche de tout bois (p. 176). Cette considération vaut à l’auteur l’une de ses conclusions les plus ciselées, au moment où son étonnement se solde par une explication avec le présent : « nous vivons, écrit-il, à une époque qui est capable de s’enthousiasmer pour le penseur Nietzsche et de penser comme lui (ou en tout cas de s’imaginer qu’elle le fait), et de continuer en même temps imperturbablement à vouloir comme Mill » (p. 297). C’est un portrait peu reluisant mais inspiré de la modernité – ou plutôt de la dernière mode de gauche : vouloir le bonheur du dernier homme en continuant à se rêver surhumain.
Nietzsche et le principe de charité
Cependant, entre le fait de prendre acte de la rhétorique et des sources réactionnaires de Nietzsche et assurer que ce dernier, en nouveau Calliclès, n’a rien à opposer à l’exercice d’un pouvoir quel qu’il soit, il y a un pas qui nous paraît philologiquement et philosophiquement impossible à franchir. Faire changer Nietzsche de camp politique pour qu’il passe l’arme à droite n’offre pas une solution philosophiquement plus convaincante. Certes, à condition de s’entendre un peu plus clairement sur ce qu’est l’esclavage, on peut accorder à Bouveresse que chez Nietzsche :
Il n’est question (…) en aucune manière de créer une société où toute forme d’esclavage aurait disparu, mais de créer la forme nouvelle d’esclavage qui, dans la situation actuelle, serait la plus appropriée à la poursuite du but que l’on doit se fixer et qui est et reste toujours le même : fortifier le plus possible, dans l’intérêt de la volonté de puissance de la vie, les forts et limiter au maximum les prétentions des faibles (p. 123-124).
Bouveresse souscrit à une interprétation qui, dans la veine de celle que propose Arno Mayer dans La Persistance de l’Ancien Régime, replace Nietzsche du point de vue de sa signification politique à son époque, et le rapproche du dandysme aristocratique de Baudelaire afin de récuser une éventuelle ascendance tocquevillienne dans sa critique de la tyrannie de la médiocrité.
Mais considérer que Nietzsche, en tant qu’individu, échantillonnerait des matrices de représentations typiques de la pensée réactionnaire du XIXe siècle, c’est commettre un diallèle qui consiste à s’interdire de penser les catégories de sa « pensée politique » comme le produit d’une idiosyncrasie philosophique en les assimilant à un « bord idéologique ». Cette lecture rassurante paraît rétrospectivement séduisante par l’effet de simplification qu’elle produit, mais elle est et assume d’être herméneutiquement dénuée de charité interprétative. En effet, c’est là que réside précisément le cœur d’une divergence de fond insoluble entre Bouveresse et les nietzschéens qu’il prend pour cible : la récusation de « l’herméneutique de l’innocence » conduit à gagner en intelligibilité contextuelle ce qu’il perd en compréhension diacritique, au prix d’un effet de nivellement qui constitue un biais problématique.
Bouveresse nous semble dissoudre la spécificité de l’idée de volonté de puissance dans sa filiation réactionnaire. D’une part, Nietzsche s’oriente toujours vers des auteurs qu’il s’approprie pour les utiliser – ce en quoi il ressemble dans sa pratique de la lecture bien plus à Foucault, qui n’a jamais prétendu qu’être nietzschéen signifiait être fidèle à la lettre du texte de Nietzsche, qu’à Bouveresse. D’autre part, si Bouveresse prétend rendre compte de ce que Nietzsche a vraiment dit, pourquoi ne respecte-t-il pas le pacte de lecture qui veut que la lecture d’un tel auteur prenne au sérieux sa prétention aristocratique à ne pas être soluble dans son « actualité » ?
Ainsi, lorsque Bouveresse écrit que nombre de déclarations de Nietzsche sont tolérées parce qu’elles sont de Nietzsche alors même qu’elles susciteraient l’indignation de nombre de lecteurs si elles n’étaient pas de lui, il présuppose la validité d’un argument contrefactuel dont Nietzsche conteste radicalement la légitimité :
Comme le souligne Losurdo, loin de les atténuer, il ne faut au contraire que radicaliser des tendances qui, si ce n’était pas de lui qu’il s’agissait, ne manqueraient pas de susciter une inquiétude sérieuse et une protestation immédiate chez bon nombre de lecteurs. (p. 230)
Or, Nietzsche n’a pas la prétention d’être n’importe qui, mais surtout : il y a lieu de croire que cette prétention est légitime comme prétention, si l’on peut montrer qu’il ne parle pas sous le feu d’une conviction émanée d’une vindicte intempérante, d’une doxa complaisante ou a fortiori d’une idéologie.
Ainsi, faute de distinguer la perspective ontologique envisageant la volonté de puissance comme jeu de relations de pouvoir entre des forces dominantes et des forces dominées, et la perspective culturelle qui évalue le rapport entre ces forces, Bouveresse donne à croire que Nietzsche commet un paralogisme naturaliste qui est tout sauf naïf, mais analogue à celui commis par le nazisme (p. 293, citation de Hitler à l’appui), et qui consisterait à légitimer l’exercice d’une force du seul fait qu’elle s’exerce, à partir d’une lecture hâtive du §259 de Par-delà bien et mal, notamment (p. 179).
C’est négliger le rôle que joue la conception nietzschéenne de la sublimation dans le passage entre un niveau descriptif des rapports de puissance comme interprétation générale de la nature de la réalité, et un niveau axiologique qui détermine le critère légitime d’exercice d’une volonté de puissance au sein des rapports humains. Au moins, accordons à Bouveresse une profession d’humilité : il renonce à expliquer en quoi consiste la volonté de puissance chez Nietzsche, faute d’être bien certain de l’avoir comprise lui-même (p. 240). Mais si tel était le cas, pourquoi souscrire tout du long à la lecture de Losurdo, qui n’offre de ce philosophème qu’une compréhension qui rabat l’ontologie sur la politique pour faire de cette dernière la philosophie première de Nietzsche ?
Si des chercheurs de tous bords politiques se sont penchés sur l’œuvre de Nietzsche ces dernières décennies sans se scandaliser de ses déclarations outrancières, il y a lieu de se demander si c’est seulement en vertu d’un fanatisme de suiveurs, ou s’il y a à cela de bonnes raisons exégétiques.
Bien loin d’être légitime dans tous les aspects de ses manifestations, l’exercice de la volonté de puissance tire sa valeur, dans le cadre de la culture, d’un critère essentiel : le degré de maîtrise dont elle témoigne envers les puissances qu’elle domine pour devenir une volonté qui canalise et intensifie la vie dont elle est l’émanation. Dès lors, que le jeu spontané des rapports de puissance soit, à un niveau d’interprétation ontologique, amoral car nécessaire, n’autorise pas à prescrire l’exercice spontané de ces puissances dans le cadre de leur manifestation politique. Dans le premier cas, il n’est question que de l’innocence dionysiaque du devenir ; dans le second, cette innocence devient pure barbarie, puisque la culture n’existe que par le fait de soumettre Dionysos aux forces de sublimation de l’ascèse apollinienne qui lui donne forme, ainsi que Nietzsche n’a pas cessé de le défendre depuis 1869. Toute la philosophie nietzschéenne de la culture, telle qu’elle apparaît notamment depuis 1873 dans la première des Considérations inactuelles, est broyée sous la lecture des aphorismes politiques des années 1886-1888, sous la plume de Bouveresse [4].
Voilà pourquoi les interprètes qui se sont penchés sur le problème de la culture depuis les années 1980 [5] sont en droit de ne pas prendre Nietzsche à la lettre – si « à la lettre » signifie ici à l’aune de ce que les lecteurs pressés ont envie de considérer comme littéral – lorsqu’il écrit que les faibles et les ratés doivent périr, parce que, au-delà de l’évident excès de rhétorique faussement darwinienne, les principes de sa philosophie de la culture n’autorisent en aucun cas à y voir une prescription politique d’une sorte d’ethnocide. C’est ce que Bouveresse pressent lorsqu’il écrit que Nietzsche, à défaut d’être un penseur « tout politique », est plutôt un penseur « tout culturel » (p. 265). Si une telle distinction avait été son point de départ et non son point d’arrivée, peut-être aurait-il écrit un autre livre. De fait, sans l’examen circonstancié de la théorie de la culture que Nietzsche a mis en place depuis ses premières réflexions sur les Grecs, l’interprétation de ses déclarations les plus provocantes dans ses œuvres tardives, et à plus forte raison dans certains fragments posthumes interprétés isolément, passe à côté de l’essentiel : la violence de Dionysos n’a d’issue culturelle valable que sous la gouverne d’Apollon.
En somme, si Bouveresse avait discuté pied à pied avec des interprètes récents qui ne sont pas de simples apologètes, peut-être aurait-il été conduit à réviser l’opposition binaire que Losurdo cherche à imposer entre une herméneutique sotériologique et une herméneutique historique prétendument objective. Bien sûr, c’est avec son tact et sa pondération habituelles que Bouveresse mène l’analyse, avec aussi une bonne foi dans l’étonnement, il n’y a guère lieu d’en douter. Mais ces qualités notables de son ethos philosophique n’en rendent que plus dangereuse son interprétation partisane qui joue, contre l’effet de séduction propre aux philosophies brillantes qu’il prend à partie, celui, non moins séducteur, de la clarté de la rationalité géométrique. En l’occurrence, cette dernière en vient ici à oublier, entre autres choses, l’esprit de finesse que Nietzsche, pour en avoir été l’un des plus exigeants praticiens, mérite qu’on lui accorde.
Jacques Bouveresse, Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples, postface de J.-J. Rozat, Hors d’atteinte, 2021, 336 p., 20 €.