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« L’ouvrier mort », Edouard Pignon (1936)

Recension Société

Comment mesurer la cohésion sociale

À propos de : Sandra Hoibian, La mosaïque française. Comment (re)faire société aujourd’hui ?, Flammarion


par Nicolas Duvoux , le 5 février


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Dans un essai stimulant et informé, Sandra Hoibian réfute la thèse d’une fragmentation de la société française et propose une réflexion pour mesurer une notion floue, la cohésion sociale.

La société française se fragmente-t-elle inéluctablement en communautés isolées les unes des autres, comme l’affirme Jérôme Fourquet dans des essais à grand succès [1] ? La directrice du Crédoc (Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de vie, un organisme de recherche et d’études), Sandra Hoibian, s’emploie à mobiliser les ressources procurées par les enquêtes (notamment Conditions de vie et aspirations des Français) pour réfuter cette thèse et souligner les ressources et défis qui se posent à une société en voie d’individualisation profonde, marquée selon elle par les dégâts sociaux produits par la généralisation de la compétition sociale et de l’idéologie méritocratique qui la justifie, plutôt que par l’enfermement de ses membres dans des groupes étanches les uns aux autres.

Un (contre-)récit

En utilisant la métaphore de la mosaïque, Sandra Hoibian propose une alternative à l’image de l’archipel retenue par Jérôme Fourquet pour décrire la société française et les tensions qui la traversent. La thèse de Fourquet, qui a reçu un immense écho médiatique et politique, projette une image très sombre des développements communautaires en France, marquant l’émergence de communautés séparées dans le sillage du déclin de la matrice catholique (et communiste) qui avait structuré la société dans l’après-Seconde Guerre mondiale.

L’intérêt de son essai, issu d’une thèse réalisée sous la direction de Michel Forsé, est qu’il s’appuie sur les résultats de l’enquête produite annuellement par le Crédoc sur les conditions de vie et aspirations des Français, une « enquête unique, multithématique, sur les modes de vie, les aspirations et les grands courants d’opinions qui traversent la société française avec un recul historique de quarante ans », comme le formule le site de l’organisme. Cette enquête constitue une des sources les plus précieuses pour saisir les évolutions de longue durée sur les représentations de la pauvreté ou d’autres indicateurs de cohésion sociale. Elle offre, en outre, par la possibilité d’insérer des questions liées au contexte (comme les Gilets jaunes), une image affinée des sentiments d’intégration et des clivages sociaux qui traversent notre société.

Deux thèses fortes sont avancées : loin que l’individualisme soit destructeur du lien social, une individualisation des valeurs et des comportements. elle imprègne l’ensemble de représentations et dimensions des modes de vie (emploi et travail, famille et relations amicales, loisirs et appartenances et même mobilisations citoyennes et sociales). Cette individualisation, pourvoyeuse d’autonomie et en aucun cas opposée au maintien de relations sociales denses, est cependant fortement ambivalente, car elle témoigne de l’entrée dans une ère de compétition généralisée qui ne laisse que peu de ressources matérielles ou symboliques aux perdants de cette compétition, irrémédiablement condamnés à porter la responsabilité individuelle de leurs échecs, comme les gagnants de leur réussite.

L’autre thèse forte est que la société française peut retrouver son unité et sa cohésion à partir d’un travail sur l’intégration de ses différentes composantes. Le pari de la mosaïque est la réponse, reposant, comme le suggère la formule, sur un pari, qui consiste en une plus grande acceptation envers la diversité et une lutte affirmée contre les discriminations. Certes, Sandra Hoibian peut mobiliser, contre la thèse de Fourquet, des données montrant que « seuls 7% de la population revendiquent l’affiliation à une seule communauté liée à la religion ou au pays de naissance » (p. 51) et que plus la pratique religieuse est forte, plus s’affirme le sentiment d’affiliation à plusieurs collectifs. Le sentiment d’appartenance communautaire ne produit pas de l’enfermement, mais de la confiance en autrui. Cela la conduit à préconiser une cohésion sociale tournée vers la lutte contre les discriminations et la promotion d’une égalité dans la différence. Selon elle, la conception républicaine d’une égalité indifférente aux différences est inadaptée à l’ère de l’individualisation et de l’affirmation des singularités. Ces arguments sont solides et clairement appuyés sur la tradition philosophique communautarienne (Walzer, Taylor) qui prône la reconnaissance des identités. Ils s’entendent mais sous-estiment peut-être les entraves à la lutte contre les discriminations d’une part, le poids politique et symbolique disproportionné des cohortes âgées, majoritairement attachées au modèle républicain assimilationniste et hostile à cette politique de la reconnaissance d’autre part.

Sur le fond, la thèse soutenue n’est pas sans rencontrer d’échos avec celle qu’a récemment publiée Vincent Tiberj [2] même si elle invite, sur la forme, à souligner un fait éditorial très révélateur d’un déplacement dans la production intellectuelle. Comme les livres de Fourquet auxquels elle s’oppose sur le fond, la publication de son essai signale un déplacement hors de la sphère académique de l’élaboration de récits généraux sur les mutations sociales en France. La tendance n’est certes pas générale comme en témoigne le livre de Vincent Tiberj, mais elle est symptomatique d’une réponse à une double tendance à la spécialisation et à la professionnalisation académiques. Celles-ci empêchent, de fait, la recherche de se livrer à ce type d’exercice, laissant l’exercice de synthèse et la montée en généralité à partir de thèses lisibles par le grand public cultivé à des acteurs ayant accès à la fois à des données et à une position publique. Un des soucis de cette tendance est la cumulativité limitée : l’individualisation mise en avant par Hoibian a déjà été soulignée et ses limites abondamment critiquées ; dans le sens inverse, nombre de travaux académiques gagneraient à prendre appui sur les données mobilisées et à les inscrire dans leur corpus de matériaux tant ceux-ci sont susceptibles de renouveler les analyses sur un ensemble d’objets importants [3].

Ce point étant noté, si on peut regretter que la réponse à Fourquet donne lieu à l’élaboration d’un contre-discours à la tonalité peut-être excessivement rassurante et générale dans ses références théoriques, son livre est riche d’enseignements, notamment parce qu’il déploie une analyse dans une dialectique aspirations/conditions très ajustée à la compréhension des dynamiques de la société française. Les enquêtes sur les aspirations et les conditions de vie permettent d’appréhender ces dimensions de la vie sociale en combinant des données sur les pratiques et des informations sur les représentations subjectives de ces pratiques, des politiques et de la vie en société, procurant ainsi une lecture affinée du social, qui plus est inscrite dans des séries longues souvent inégalées (comme dans le cas des opinions sur les prestations sociales).

Une société saisie entre aspirations et conditions

Sandra Hoibian propose une représentation de la société française qui émerge au plus près des riches données d’enquête collectées par le Credoc. « Conditions de vie et aspirations des Français » est en effet menée chaque année depuis 1978 auprès d’un échantillon représentatif de la population française, ce qui assure à l’autrice une profondeur assez remarquable et sans équivalent sur certains sujets. Ses analyses procurent des informations extrêmement riches sur l’état de la société française, notamment parce qu’elles s’inscrivent dans une dialectique aspirations/conditions où les ressources et modes de vie sont appréhendés à l’aune de leur adéquation ou au contraire des tensions avec les attentes, ambitions et projections des différents groupes sociaux.

Ayant dénoncé la vision excessivement pessimiste du repli communautaire et de l’individualisme, Hoibian déploie la thèse d’une individualisation porteuse d’autonomie individuelle et de cohésion sociale, en même temps que d’une exigence accrue et d’une généralisation de la compétition sociale. L’augmentation des capacités corporelles, l’auto-entreprenariat et le développement des sociabilités numériques constituent trois exemples remarquables de ces développements. Ainsi, l’étude fait preuve d’une grande prudence en soulignant les possibilités d’expression, de réflexivité et de symétrisation des pouvoirs que comporte le déplacement numérique des sociabilités. Elle réfute l’idée de bulles informationnelles dans une lecture optimiste et informée des enjeux sociaux des développements technologiques, non sans identifier les dérives et effets pervers comme le renforcement du sentiment de solitude d’une part, les nouvelles potentialités d’agression et de violence démultipliées par la visibilité d’autre part. Le revenge porn apparaît comme un exemple paradigmatique d’une visibilité hostile, à des fins de destruction d’autrui. Il est dommage que le livre n’aborde pas ici l’enjeu de la dématérialisation des services publics et des ruptures de la cohésion sociale.

L’analyse se déplace ensuite vers les formes de décohésion et de déliaison sociales, avec des exemples qui permettent de faire ressortir tout l’intérêt des données. Dans le but d’illustrer son analyse sur la compétition et la marchandisation généralisée, Hoibian souligne l’importance du statut d’occupation du logement comme marqueur de la position sociale. Les dynamiques sociales ayant conduit ce poste de consommation à représenter le premier budget des ménages sont restituées, ainsi que l’augmentation, proportionnelle à ces budgets, de l’effort consenti, avec pour effet d’annuler les gains de pouvoir d’achat et les frustrations liées. Surtout, les blocages dans leurs trajectoires des jeunes ménages de milieux populaires ou de classes moyennes, exclus de ce marché désormais tourné vers la revente au détriment des primo-accédants. La généralisation de la valeur de la propriété d’une part, la très forte sélectivité sociale de l’acquisition de la propriété de sa résidence principe d’autre part contribuent à une sélectivité sociale mortifère. Les données sont frappantes. : 81% des ménages du dernier quintile de revenus (20% les plus aisés) sont aujourd’hui propriétaires contre 65% en 1988. À rebours, 27% des 20% les moins aisés sont propriétaires contre 47% en 1988. Le diplôme apparaît comme une frontière sociale, ainsi que la bi-activité au sein des couples. Le ticket d’entrée dans les classes moyennes s’est considérablement accru. La propriété est un marqueur de classe qui induit un rapport un sentiment d’aisance et un rapport à l’avenir plus serein qui libèrent la consommation, toutes choses égales d’ailleurs [4]. L’épisode des Gilets jaunes constitue un autre laboratoire des limites d’une société tournée vers la compétition au regard a) des valeurs de mérite, b) de mobilité et c) de responsabilité de l’échec. Les Gilets jaunes réfutent une vision du mérite individuel déconnectée des conditions sociales et des barrières que rencontrent les membres des classes populaires. Parmi ces barrières, les habitants des zones périurbaines et rurales mentionnent la mobilité, très fortement stigmatisée dans le cadre de la fiscalité environnementale, quoique la voiture thermique soit d’un usage indispensable pour ces catégories de la population. Enfin, les Gilets jaunes sont plus prompts à imputer à la société qu’à l’individu la responsabilité dans la réussite ou dans l’échec social, à rebours des valeurs qui s’imposent et dont le macronisme a donné une illustration parlante et, à leurs yeux, violente.

Une réflexion (évaluative) à disséminer et à prolonger

Sandra Hoibian clôt ses analyses par un ensemble de réflexions plus normatives. Elle évoque d’abord la figure du don et sa capacité à fonder un ordre social respectueux. Ces développements semblent limités et par trop iréniques tant Marcel Mauss avait souligné la violence sociale sous-jacente au don. Ses analyses sur le nécessaire élargissement des références culturelles et la plus grande tolérance sur le modèle préconisé par le rapport Taylor-Bouchard et les accommodements raisonnables entre communautés s’appuient sur le constat d’un clivage générationnel très marqué entre des aînés attachés à un modèle républicain aveugle aux différences et des jeunes plus tournés vers un modèle plus ouvert. Cette proposition n’est pas contestable sur le fond mais elle semble décalée par rapport au pouvoir de façonnement de l’opinion de la frange opposée à la reconnaissance d’une forme de pluralisme dans la société.

Hoibian ne s’arrête cependant pas là. Il est possible de prendre les choses dans une autre direction et saisir le potentiel des analyses proposées pour analyser la société, notamment grâce aux mesures. Elle formalise en effet un registre d’appréhension de la cohésion sociale en termes de commun à laquelle l’appui sur les données permet d’être très ajustée à l’état de la société française. Le fait de pouvoir s’appuyer sur des séries longues renseignant sur l’état matériel et les aspirations des Français lui donnent de solides arguments pour contribuer à imaginer des critères pour une sortie du néolibéralisme et de la promotion d’une autonomie individuelle non-responsabilisante : permettre à l’individu de déployer ses activités et valeurs sans être jugé responsable de ses éventuels échecs mais au contraire soutenu par et intégré à la société dans son ensemble. Ainsi, le livre donne des éléments pour penser la décohésion ou la division sociale et, à rebours, formaliser des critères ou des indicateurs de cohésion sociale, donnant à ce quasi-concept très institutionnalisé, un embryon de mesure et de typologie, critiquable et révisable, mais posé à la réflexion collective et constituant d’ores et déjà un apport significatif [5]. Le tableau ici reproduit est prolongé et détaillé plus avant dans l’ouvrage.

Hoibian apporte une contribution utile à l’élaboration instrument utile pour les acteurs publics qui se réfèrent à cette enquête comme au Baromètre d’opinion du ministère de la Santé et des Solidarités ou à des approches qualitatives (Baromètre qualitatif du Conseil National des politiques de Lutte contre la pauvreté et l’Exclusion sociale). Ce type de formalisation de la notion de cohésion sociale peut nourrir les réflexions sur la question, posée au secteur associatif et philanthropique sur les critères de sa contribution à la société. La question d’une évaluation pluraliste, participative et indexée à des indicateurs généraux est en effet centrale pour les acteurs et actrices [6] légitimement insatisfaits par la seule mesure de l’impact social. La Fondation « La France s’engage », qui vise à ancrer dans des récits l’effet d’actions de la société civile [7], le Baromètre qualitatif du Conseil National des Politiques de Lutte contre la Pauvreté et l’Exclusion qui vise à compléter la vision agrégée du social de la statistique publique par des retours d’acteurs disséminés sur le territoire, ou encore le recours à la notion d’empreinte pour mieux caractériser l’effet diffus d’un projet d’innovation et de transformation sociale, constituent des ressources intéressantes pour une discussion collective aujourd’hui encore largement embryonnaire, mais centrale à une époque de questionnement radical sur l’impuissance publique et les moyens d’en sortir.

Sandra Hoibian, La mosaïque française. Comment (re)faire société aujourd’hui ?, Paris, Flammarion, 2024, 260 p., 21 €.

par Nicolas Duvoux, le 5 février

Pour citer cet article :

Nicolas Duvoux, « Comment mesurer la cohésion sociale », La Vie des idées , 5 février 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Comment-mesurer-la-cohesion-sociale

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Notes

[1Jérôme Fourquet, L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019  ; mais aussi Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux, Paris, Seuil, 2021.

[2Vincent Tiberj, La droitisation en France : mythes et réalités, Paris, Puf, 2024.

[3Il en va de même du Baromètre d’opinion de la DREES avec lequel l’enquête du Credoc entretient des proximités et une forte complémentarité. Pour un exemple d’utilisation académique, voir Nicolas Duvoux, Adrien Papuchon, «  Qui se sent pauvre en France, Pauvreté subjective et insécurité sociale  », Revue française de sociologie, 2018/4, 607-647.

[4Nicolas Duvoux, L’avenir confisqué. Inégalités de temps vécu, classes sociales et patrimoine, Paris, Puf, 2023.

[5On en trouve les résultats aux pages 47 et 213-216.

[6Voir la conclusion de Nicolas Duvoux, Sylvain Lefèvre, Philanthropie et démocratie, enjeux et perspectives pour les fondations, Observatoire de la philanthropie, Fondation de France, 2023.

[7La France s’engage, Récit d’impact 2014 – 2024  ; voir également les Cahiers de l’Injep, Les processus d’évaluation des associations : prendre la mesure du travail collectif, n°63, Décembre 2024. Ces réflexions sont d’autant plus susceptibles d’être éclairantes qu’elles intègrent les effets de la structure des institutions françaises dans les cadres comparatifs disponibles sur les États sociaux et, pour la dimension qui nous intéresse, des typologies de structuration de la société civile, dans un contexte de transformation des conceptions de l’intérêt général et de sa dilution dans des notions englobant la contribution du secteur privé non-lucratif ou lucratif, voir Mathieu Hély, Maud Simonet (dir.), Monde associatif et néolibéralisme, Paris, VDI-Puf, 2023.

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