Présenter sa thèse en trois minutes dans un concours : la pratique a gagné du terrain, en dépit des nombreuses critiques dont elle est la cible. Mais quelles sont ses conséquences sur l’ethos scientifique ? Qu’est-ce qui motive les candidats qui y participent ?
Le concours Ma Thèse en 180 secondes (MT180®) « permet aux doctorants de présenter leur sujet de recherche, en français et en termes simples, à un auditoire profane et diversifié. Chaque étudiant ou étudiante doit faire, en trois minutes, un exposé clair, concis et néanmoins convaincant sur son projet de recherche. Le tout avec l’appui d’une seule diapositive ! »
Les performances sont évaluées par un jury composé de chercheurs, d’industriels, et de journalistes : il s’agit de parler de science, mais il faut aussi faire rêver l’auditoire en annonçant découvertes et applications [1]. Chaque session du concours consacre deux à trois vainqueurs, qualifiés pour un tour suivant. Du local jusqu’à l’international. Le MT180® est donc un tournoi, une compétition de communication où se mêlent présentation d’une thèse et promesses technoscientifiques. À n’en pas douter, il s’inscrit dans la ligne de ces « formations professionnalisantes » [2] implantées à l’université depuis les années 1990 et qui visent à diffuser « l’esprit d’entreprendre » [3] auprès de publics supposés en manquer comme les doctorants [4].
Au MT180®, les candidats expérimentent le maniement de « compétences entrepreneuriales » : savoir parler d’un projet complexe succinctement et en termes simples (un format de communication inspiré du fameux elevator pitch), convaincre un auditoire de son sérieux, de son inventivité et de ses capacités à parvenir aux objectifs annoncés, etc. Le concours présente une autre singularité, qu’il partage avec ces dispositifs de « professionnalisation » du type Doctoriales® : celui de susciter, chez bien des chercheurs, des remises en cause de principe souvent écrites sur le ton du ricanement ou de l’énervement. Souvent, ces mêmes critiques se fondent sur la dénonciation de « l’économisation de la recherche ». Elles relient la promotion des dispositions entrepreneuriales dans le champ académique à une offensive du champ économique sur ce dernier, et considèrent que cette offensive s’attache à transformer les (apprentis-)chercheurs en créateurs d’entreprise ou à les détourner des voies de la science pour emprunter celles du marché et des firmes privées.
Le MT180® participe à la diffusion de compétences entrepreneuriales, certes. Pour autant ce dispositif ne procède pas d’injonctions émanant de l’extérieur du champ académique, ni ne cherche prioritairement à préparer les apprentis-chercheurs à évoluer hors du monde de la recherche et de l’enseignement supérieur. Le MT180® incite moins les candidats à se projeter en « aventurier de l’entrepreneuriat », ou en cadre supérieur d’une entreprise privée, qu’il ne les engage à percevoir, par l’expérience, combien les compétences entrepreneuriales relèvent désormais de moyens efficaces pour accéder aux possibilités de faire des sciences et de vivre dans le monde académique.
En cela, le MT180® ne concourt pas à dévaluer la production de connaissance (et les carrières associées) au profit de la production de richesses, mais conduit les candidats à saisir en quoi la première activité repose, désormais, sur des compétences et des dispositions exigées par la seconde. À partir d’une enquête ethnographique sur le dispositif menée depuis 2014, où nous avons interrogé plus de 400 candidats, via une enquête par questionnaire et des entretiens [5], nous défendrons ici la thèse selon laquelle le MT180® dissocie un peu plus l’apprentissage des activités scientifiques de l’apprentissage des moyens pour trouver des financements de recherche, et qu’il concourt à « professionnaliser » cette seconde activité. Ce qui n’est pas sans conséquence pour l’ethos scientifique.
Extension du domaine de la lutte économique ?
Les critiques qui rabattent l’émergence et le succès du MT180® sur une offensive du champ économique menée contre le champ scientifique manquent leur cible. Premièrement, elles négligent la prise en compte des singularités normatives et organisationnelles de l’enseignement supérieur et de la recherche qui facilitent l’intégration d’un tel dispositif. Le caractère compétitif de la vie dans la Cité scientifique [6], l’exigence de publicisation des connaissances qui la traverse [7] ou l’apprentissage à concourir qui en conditionne l’accès [8] sont autant de caractéristiques propres au champ qui favorisent l’implantation d’une compétition de communication, voire même qui incitent à la promouvoir. D’ailleurs, l’histoire du MT180® le confirme. Le dispositif naît au sein d’une université australienne et, dans le monde francophone, il est développé par diverses instances de gouvernement de l’enseignement supérieur et de la recherche, comme le Centre national de la recherche scientifique et la Conférence des présidents d’université.
Par ailleurs, les critiques les plus communes du dispositif affirment que le MT180® illustre la transformation de la recherche en un « marché ouvert » – quand celui-ci n’a jamais paru aussi fermé, tant les droits d’accès symboliques et matériels y sont élevés –, marché qui serait soumis aux seules « logiques capitalistes ». Le concours est alors accusé d’entraîner les doctorants à anticiper sur leur « future rentabilité financière ». Toutefois, ces critiques manquent selon nous leur cible pour un autre motif : elles s’intéressent insuffisamment à ce que les doctorants font au MT180® et aux raisons qui justifient leur inscription. La majorité des participants interrogés viennent au concours avec l’envie de parler de leur thèse au plus grand nombre, et non pour tenter de justifier de leur rentabilité. Il s’agit alors de « rendre au public un peu de ce qu’il nous donne pour faire un doctorat » disent en substance des candidats. Et très peu voient le concours comme un marchepied vers le « marché » du travail privé.
En revanche, ils sont nombreux à considérer que l’expérience est « formatrice », que sa dimension compétitive en fait une part de l’attraction et qu’elle permet d’acquérir des compétences qui seront utiles en bien des occasions : concourir à un financement de recherche, négocier l’obtention d’une quatrième année de contrat doctoral… D’ailleurs, quand ils avancent ces arguments, les candidats expliquent en quoi les capacités en com’ apprises et mises en œuvre au MT180® ne sont pas si différentes de celles qu’il faut déployer pour « décrocher uneANR », bref à celles qui sont désormais nécessaires pour survivre dans la Cité académique.
Plutôt que de s’offusquer du MT180®, il paraît donc plus judicieux d’étudier ce qu’y font les doctorants, en termes de jeu de scène et d’écriture notamment. Puis de saisir en quoi la participation au concours s’insère, ou non, dans la formation des apprentis-chercheurs.
Publics et normes
Observé de surplomb, le MT180® apparaît comme un concours périphérique aux formations à et par la recherche, s’adressant plutôt aux apprentis-chercheurs les moins assurés de leur « employabilité » académique ; à celles et ceux qui, peu intégrés aux institutions centrales de la science, qui ne publient pas ou peu, ni ne disposent de financement de thèse, doutent plus encore que les autres de leurs chances de transformer un doctorat en emploi pérenne de chercheur ou d’enseignant-chercheur. Cette vision est partagée par différents acteurs : c’est le cas de directeurs de thèse rencontrés au cours de l’enquête et par des analystes critiques du MT180®. L’un d’eux considère ainsi qu’occuper une position dominée dans l’université inciterait à s’inscrire au MT180® : les « dominés » verraient dans ce dispositif un moyen « d’améliorer leurs chances d’accéder à un poste stable » [9], et ils seraient d’autant plus enclins à s’y inscrire qu’ils « seraient davantage prêts à répondre aux demandes externes et à aller chercher la consécration hors des cénacles traditionnels, où ils n’ont pas trouvé la reconnaissance attendue ».
Nous adhérions à l’hypothèse, au début de l’enquête, que les candidats au MT180® étaient davantage des outsiders que des insiders. Nos investigations quantitatives ont montré le contraire et contredisent les analyses de Mariscal sur deux plans, au moins. Premièrement, une grande partie des candidats cumulent des gages d’« excellence » doctorale : financements de thèse, inscription dans des laboratoires réputés, publications nationales et internationales, titre d’ingénieur ou d’ancien élève des ENS, visiting, etc. Les apprentis-chercheurs dont les chances objectives de faire carrière dans le monde académique sont les plus élevées sont donc nombreux, voire majoritaires au concours. En plus, les organisateurs des concours déploient des stratégies pour tenter d’y faire venir de « bons » doctorants, à savoir, selon leurs critères (qui sont d’ailleurs les critères usuels de « l’entendement académique »), des doctorants intégrés à leur laboratoire, qui présentent des compétences oratoires et peuvent être dotés d’une expérience pédagogique. Parfois même ils regrettent, faute d’un nombre suffisant de postulants, de ne pouvoir démotiver l’inscription de celles et ceux jugés « mauvais ».
Par ailleurs, pour la majorité des candidats, s’inscrire au MT180® procède d’abord du souhait de transmettre ses savoirs et de les diffuser et ensuite, de l’envie de gagner en visibilité médiatique. Une des normes traditionnelles des professions scientifiques, à savoir l’exigence de diffusion gratuite des connaissances produites par la science (le communalisme), est donc plus mobilisatrice qu’un objectif (en partie) hétéronome : celui de célébrité médiatique et des usages trajectoriels qu’elle permettrait. Ainsi, les doctorants du MT180® sont plutôt des doctorants intégrés : ils vont au concours suivant des motivations tout à fait congruentes avec les normes professionnelles revendiquées par les chercheurs et les enseignants-chercheurs. Dès lors, cette compétition de communication peut d’autant mieux s’implanter à l’Université et mobiliser des doctorants qu’elle se réfère à un certain nombre des caractéristiques normatives du champ de la recherche. Contrairement ce qu’affirme Mariscal, les demandes externes ont bien peu d’influence sur la création du tournoi.
Dès lors, appréhender le MT180® en tant que dispositif qui soutiendrait une offensive du monde économique sur celui de la recherche et de l’enseignement supérieur et susceptible d’emporter une mise en cause des normes professionnelles et des objectifs professionnels partagés par les scientifiques nous paraît bien contestable.
En fait, le MT180® soutient aussi la visibilisation de compétences de com’ et de « maillage » qui, tenues pour marginales ou illégitimes jusqu’ici, n’en sont pas moins requises pour la vie dans la Cité académique. Nombre des travaux relatifs aux trajectoires (de) scientifiques brillant(e)s, de ceux de Pierre Bourdieu à ceux de Bruno Latour, relèvent, sans équivoque, la valeur d’usage, en termes de carrière, des capacités entrepreneuriales de communicant ou pour le maillage de réseau. Ces compétences « de peu » sont, en fait, maîtrisées par les acteurs centraux du champ qui en invisibilisent le maniement, d’abord et avant tout en les engageant au service d’objectifs légitimes : obtention de moyens de recherche, financement de doctorats, organisation de colloques, etc. Ainsi, ces acteurs centraux maîtrisent bien plus ces compétences marginales que les marginaux ne le peuvent. Bref, les marginaux du champ académique sont bien loin d’être en position d’en reconfigurer le fonctionnement à leur avantage, même s’ils réussissent à briller sur les planches du MT180® – ce qui est loin d’être le cas. En descendant d’un cran dans la description du concours, nous pouvons rendre compte de ce processus.
Formation
L’épreuve publique du concours n’est que la partie émergée du MT180®. Celle-ci est précédée d’une série de formations centrée sur l’apprentissage de l’écriture d’un speech de 180 secondes et à la mise en scène de ce speech. Suivre ces enseignements permet dans certains cas aux doctorants d’obtenir des crédits, voire de compléter leur « portfolio » de compétences. C’est que le doctorat se résume de moins en moins à la seule réalisation d’une thèse et repose de plus en plus sur une scolarité composée de différents modules à valider, dont des modules d’apprentissage à la communication.
Aux dires des candidats interrogés, ces formations constituent l’intérêt premier du dispositif. En ce qu’elles rassemblent des doctorants de toutes disciplines, et qu’elles les entraînent à présenter leur thèse en public, elles leur permettent de mesurer les difficultés de parler de leur science à des non-spécialistes. En termes d’écriture, ils s’essayent ainsi à rédiger des textes compréhensibles de tous et se confrontent au difficile exercice du dialogue « science-société ». Par la suite, collectivement, les candidats tentent de repérer et de mettre en œuvre des procédés discursifs et rhétoriques capables de rendre compte d’un travail de thèse, sans « perdre l’auditoire au bout de 10 secondes », selon les mots d’un candidat physicien. Ce que la majorité des doctorants se sait en capacité de faire.
Ces moments où les candidats écrivent et comparent leur speech sont appréciés. Ils fournissent un moment de « réassurance collective » quant aux difficultés à expliquer un travail de recherche à son entourage. Ils peuvent en rire en échangeant des anecdotes sur les interrogations familiales suscitées par leur métier et par leur orientation de carrière. En dialoguant entre eux, les doctorants en viennent à jouer avec des mots et des incompréhensions mutuelles. Ils mesurent le travail à fournir pour se faire comprendre de leurs homologues et, plus encore, de leur « grand-mère » – comme le rappellent les organisateurs. Mais, surtout, ils éprouvent un certain plaisir malicieux à se savoir en position d’exagérer l’imminence d’une découverte, ou l’importance de leur propre contribution à un projet scientifique plus vaste, sans risquer d’être démasqué, même par d’autres scientifiques : « seules quelques personnes [de ma spécialité] sont en mesure d’évaluer ce que je dis », expliquent-ils. Enfin, plus la formation avance, plus ils expérimentent leurs capacités à faire croire en leur proximité ténue avec des découvertes imminentes et de premiers plans : l’un des candidats nous dit combien il hésita à « raconter n’importe quoi », à annoncer la conception toute proche « du transistor ultra-froid », tant il pressentait que le concours le permettait de facto. Si ce doctorant opta finalement pour la rédaction d’un speech plus métaphysique où il comparait le « destin » des électrons dans le graphène – cette « feuille de carbone épaisse d’un atome » qui « rend les électrons réactifs, indépendants, performants […] [mais détériore leur] santé mentale » – à celui du doctorant, d’autres jouèrent davantage avec des effets d’annonce, n’hésitant pas, par exemple, à lier leurs travaux de thèse à l’élaboration d’un traitement contre des maladies graves. Dans ce dernier cas, assez commun au MT180®, les candidats jouent au doctorant « promettant », et ressentent un certain plaisir, parfois un peu coupable, à s’incarner en chercheur prometteur : c’est que ces « tricks » communicationnels expérimentés, qui consistent à savoir « mentir un peu », à « exagérer », à anticiper sur des « applications », sont utiles pour qui souhaitent, par exemple, décrocher une 4e année de financement de thèse, défendre une demande de bourse auprès d’agences de moyens, etc. Ainsi, beaucoup de candidats éprouvent une sorte de sentiment ambivalent où se mêle l’ambition d’apprendre à présenter leurs travaux au plus grand nombre et l’excitation un peu honteuse et un peu jouissive de jouer au Grand scientifique, positionné aux avant-gardes d’une recherche de pointe.
Rappelons, une fois encore, que le MT180® s’organise à la manière d’un tournoi. Dans ce cas, il importe certes de jouer, mais aussi de gagner, si possible sur deux tableaux. D’abord, vis-à-vis des autres concurrents. Mais surtout vis-à-vis de soi-même, puisque l’un des enjeux pour de nombreux candidats consiste à « se challenger ». Le concours articule ainsi la stimulation de la volonté d’être le premier et de passer des épreuves, si constitutive de la vie dans la Cité scientifique, au souci de s’autoévaluer, si consécutif aux réformes contemporaines de l’ESR [10]. Lequel souci est directement promu par ces transformations du doctorat incitant les apprentis-chercheurs à repérer les « manques » dont leur parcours serait empreint – l’instauration récente du « portfolio » des compétences institutionnalise cette injonction – en vue d’y remédier. Notamment via des formations et des expériences. Par cette articulation entre, d’un côté, la stimulation d’objectifs (de) scientifiques traditionnels et, de l’autre, des protocoles gestionnaires d’auto-évaluation de ses propres performances, que nous qualifions de « benchmarking biographique », le MT180® concourt à entraîner les doctorants au maniement de compétences entrepreneuriales et à éprouver ainsi « par corps », qu’elles composent une part de leurs compétences professionnelles attendues, de leur hexis.
Plaisir de jouer
Quand les doctorants réalisent leur première présentation face à leurs homologues, ils sont invités par le formateur à repérer toutes ces manières d’être sur scène et toutes ces manies discursives qui perturbent la communication d’un message : gestes parasites, hésitations, répétition, jargons. Ainsi, ils opèrent entre eux et avec le soutien d’un coach un premier lissage de leur jeu de scène et de leur déclamation. Ensuite, l’adaptabilité du texte écrit en une présentation orale fait l’objet de toutes les attentions.
À cet instant, plusieurs consignes sont dispensées. D’abord, il faut trouver une « accroche » qui ne doit pas être le rappel d’une problématique de recherche ou pire, le titre d’une thèse. Celui-ci sera annoncé par l’animateur du concours, souvent avec une certaine emphase propre à élever l’aura scientifique des candidats auprès du public et des jurés. Ensuite, il est conseillé d’ouvrir par une anecdote personnelle, vraie ou fictive, par une question au public ou une énigme : « Aujourd’hui, il m’est arrivé un truc incroyable… », « Je ne sais pas si vous savez, mais dans la mer, c’est la guerre… », « Certains ont l’air d’avoir l’esprit encore à peu près vif en cette fin de journée, donc on va commencer par une petite devinette… ». Parallèlement, il est déconseillé d’abandonner toute mention à un vocabulaire technique et scientifique : il s’agit de le rendre spectaculaire, non de l’expliquer en détail. Rien n’empêche de parler « d’ordinateur quantique » si, par-là, l’enjeu revient à promettre des puissances de calcul révolutionnaires et non à introduire l’explication du rôle potentiel des théories de Max Planck sur l’informatique contemporaine. Plus généralement, les candidats sont incités à ne pas adopter un ton professoral ni à chercher trop fermement à expliquer un protocole ou un raisonnement scientifique. En cela, l’exercice du MT180® partage des similitudes avec le travail des marketeurs de l’industrie pharmaceutique pressés de promouvoir une molécule en exposant aux médecins des mots de science, sans toutefois leur soumettre une démonstration scientifique de la « valeur d’usage » du produit présenté [11].
Au MT180®, il est également recommandé d’annoncer des résultats, voire des applications, à la fois pour « donner corps » au sujet de la thèse, mais également pour « justifier » l’intérêt à poursuivre des recherches théoriques complexes à expliquer. Cela s’avère particulièrement ajusté pour les spécialistes des sciences du vivant : à écouter nombre des candidats inscrits dans ces disciplines, bien des remèdes à des pathologies chroniques sont en passe d’être finalisés. De la même manière, l’emploi de la première personne et l’usage de pronoms possessifs (« ma recherche », « mes expériences » …) est encouragé. Et, surtout, les coachs comme les candidats entre eux répètent à l’envi la nécessité de « faire de l’humour ». Cette injonction à faire rire fait écho à cette anecdote rapportée par Platon et analysée entre autres par Bernadette Beansaude-Vincent [12], où Thalès provoque le rire d’une servante tant il s’évertue à observer le ciel sans se soucier de ce qui se trouve « devant lui, à ses pieds ». Si c’est bien la servante qui, « par son rire, […] marque la distance qui la sépare du savant-philosophe » (ibid., p. 10), la réciproque semble tout aussi possible : en faisant rire avec des sciences, notamment en mettant en scène leur complexité et en jouant avec leurs mots ésotériques, les savants peuvent marquer leur distance avec les profanes, tout en suscitant leur sympathie, voire leur admiration. Le MT180® permet cette opération de distinction joviale : en incitant les doctorants à émouvoir et à distraire avec la recherche, le dispositif contribue à les hisser sur un piédestal. De ce point de vue, l’usage très relatif des sciences dans le concours s’articule à une promotion très différenciante de la figure du chercheur.
Production et dispositions
L’humour est un procédé massivement mobilisé dans les productions discursives du MT180® et lors des prestations scéniques. Toutefois, contrairement à ce qui peut être affirmé dans certaines critiques du concours, cette capacité à manier l’humour pour communiquer ne constitue pas le nouvel étalon de mesure d’un apport scientifique. L’impact scientifique d’un chercheur procède toujours de ses publications et non de ses compétences de diseur d’histoire [13]. Quelle que fût la théâtralité de leur performance ou la qualité littéraire de leur texte, très rares sont les candidats à s’être vus proposer une collaboration de recherche à l’issue du concours. Cette observation fait écho à celles de Sugimoto et al. concernant l’inefficacité des prestations aux TedTalks en termes de carrière académique. Aussi l’épreuve du MT180® n’est-elle pas perçue comme un moyen de gagner en reconnaissance dans un champ de recherche. Au contraire ! Ils étaient nombreux à craindre, au moment de monter sur scène, de voir dans l’assemblée des membres de leur communauté scientifique. Ils redoutaient d’être surpris en flagrant délit de promesse et d’exagération : ils pressentaient qu’endosser le rôle de doctorant promettant et le jouer avec emphase pouvaient nuire à leur réputation au sein de leur spécialité.
Ainsi, pour saisir l’efficacité du MT180®, il faut distinguer les performances en tant que telles, des compétences et des dispositions nécessaires à leur réalisation. En termes de reconnaissance scientifique et de gains pour la carrière académique, la performance ne sert à rien. Elle sert simplement aux doctorants à éprouver le plaisir de la scène, l’excitation de la médiatisation, le goût de la victoire. En revanche, les compétences et les dispositions, notamment morales, à malaxer des comptes rendus de recherche en fonction des attentes supposées de tel ou tel auditoire quitte, pour se faire, à « mentir un peu », à « exagérer », etc., sont jugées tout à fait décisives : certes, leur déploiement exige un certain renoncement éthique, stimulé ici par le plaisir du jeu, mais il est jugé nécessaire pour qui souhaite faire carrière. Les doctorants considèrent ainsi qu’obtenir la reconnaissance des pairs d’un côté, et obtenir par exemple la reconnaissance de commissionnaires ou d’un jury d’attribution de financements de recherche de l’autre, relèvent de deux activités distinctes. Deux activités qui seraient de plus en plus décorrélées. Ils éprouvent très justement (et sensiblement) combien le dispositif MT180® est utile pour qui souhaite s’entraîner à la course aux bourses et financements. C’est aussi en cela que le dispositif gagne en légitimité auprès des apprentis-chercheurs et, pas à pas, auprès de leurs encadrants. D’année en année, ceux-ci sont de moins en moins critiques à l’égard du concours : 69 % des participants à l’enquête par questionnaire ont déclaré avoir reçu le soutien de leur directeur de thèse pendant la préparation du MT180® (avec une croissance statistiquement significative entre 2014 et 2016). Dès lors, la formation qui précède le MT180® s’intègre au cursus d’aspirant professionnel de la science et contribue à sa refonte en soutenant une certaine « professionnalisation » de l’apprentissage aux savoir-faire en matière d’obtention des moyens de faire de la recherche.
Conclusion
Le MT180® forme à répondre à des attendus de présentation et de candidature formulés au sein même des institutions académiques. Si les formations au MT180® et, partant, le concours lui-même fonctionnent si bien auprès des doctorants les meilleurs, c’est notamment parce que les recruteurs et les commissionnaires attendent toujours plus des candidats et des concurrents. Les savoir-faire communicationnels acquis et la méthode « promettante » de présentation expérimentée sont jugés reproductibles, adaptables et efficaces – en termes de carrière. Toutefois, les doctorants appréhendent moins explicitement combien le MT180® participe à distinguer l’apprentissage à faire de la recherche des apprentissages à obtenir les moyens de faire de la recherche et qu’au travers cette dynamique qui éloigne de plus en plus deux des objectifs de la formation doctorale, se renforce l’arrimage de plus en plus serré entre « l’esprit d’entreprendre » et « l’esprit scientifique ». En un mot, à force de MT180®, il est fort probable que les hontes ressenties au moment de promettre comme l’appréhension des candidats à voir un spécialiste de leur domaine assister à leur présentation s’estomperont. Et le doctorant « promettant » de devenir ce « chercheur-entreprenant » toujours prêt à prendre la première cordée des projets et des budgets scientifiques « prometteurs ».
Jean Frances & Stéphane Le Lay, « Chercheur Academy. À quoi sert le concours Ma Thèse en 180 secondes® ? »,
La Vie des idées
, 3 mars 2020.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Chercheur-Academy
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Stéphane Le Lay, Baptiste Pizzinat, Jean Frances, « “Candidats du MT180®. Soyez fun et sexy”. Un dispositif spectaculaire au service de la gamification du champ académique », in Emmanuelle Savignac, Yanita Andonova, Pierre Lénel, Anne Monjaret, Aude Seurat (dir.), Le travail de la gamification, Bruxelles, Peter Lang, 2017, p. 73-91.
[2] Vanessa Pinto, « “Démocratisation” et “Professionnalisation” de l’enseignement supérieur », Mouvements, 2008, no 55-56, p. 12-23.
[3] Olivia Chambard, « L’éducation des étudiants à l’esprit d’entreprendre : entre promotion d’une idéologie de l’entreprise et ouverture de perspectives émancipatrices », Formation Emploi, n° 127, 2014, p. 7-26.
[4] Jean Frances, Former des producteurs de savoirs. La réforme du doctorat à l’ère de l’économie de la connaissance, Thèse de doctorat, Paris, EHESS, 2013.
[5] Jean-Marc Corsi, Jean Frances, Stéphane Le Lay, Ma thèse en 180 secondes®. Quand la science devient un spectacle, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, à paraître 2020.
[6] Jerry Gaston, « Secretiveness and Competition for Priority of Discovery in Physics », Minerva, vol. 9, no 4, 1971, p. 472-492 ; Lucien Karpik, « “Performance”, “excellence” et création scientifique », Revues française de socio-économie, no 10, 2012, p. 113-135.
[7] Bernadette Bensaude-Vincent, « Splendeur et décadence de la vulgarisation scientifique », Questions de communication, no 17, 2010, p. 19-32.
[8] Jean Frances, « “Employabilité” doctorale et lutte des places dans le monde académique », in Guillaume Tiffon, François Moatty, Dominique Glaymann, Jean-Pierre Durand (dir.), Le piège de l’employabilité. Critique d’une notion au regard de ses usages sociaux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 81-92.
[9] Vincent Mariscal, « Ma thèse en 180 secondes. La visibilité comme instrument d’oppression symbolique », Savoir/Agir, n° 48, 2019, p. 102.
[10] Isabelle Bruno, A vos marques, prêts… cherchez ! La stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2008.
[11] Quentin Ravelli, 2015, La stratégie de la bactérie. Une enquête au cœur de l’industrie pharmaceutique, Paris, Seuil.
[12] Bernadette Bensaude-Vincent, L’opinion publique et la science. À chacun son ignorance, Paris, La Découverte, 2013 (1999).
[13] Yves Gingras, « Les transformations de la production du savoir : de l’unité de connaissance à l’unité comptable », Zilsel, no 4, 2018, p. 139-152.