Peut-on, comme entend le faire J.-F. Kervégan, séparer, dans l’œuvre de Carl Schmitt, ce qui relève de la théorie et ce qui relève de ses engagements nazis ? Peut-on, sans minorer le combat qu’il a mené contre la République de Weimar, le lire en philosophe et s’interroger sur ce qu’on peut faire de sa pensée ? Il y a selon R. Baumert des raisons d’en douter, tant il est difficile de séparer cette pensée de son contexte historique. Cette recension critique est suivie d’une réponse de l’auteur.
Recensé : Jean-François Kervégan, Que faire de Carl Schmitt ?, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2011. 320 p., 11, 20 €.
La réception française de Carl Schmitt doit beaucoup aux travaux de Jean-François Kervégan. Sa thèse de doctorat, notamment, attira l’attention sur un auteur qui demeurait très peu traduit et assez mal connu de ce côté du Rhin [1]. Cet intérêt pour le juriste allemand - dont Jean-François Kervégan est assurément l’un des meilleurs spécialistes français - ne s’est pas démenti par la suite. Dans ce petit essai au titre explicite, l’auteur s’interroge sur l’intérêt actuel de la pensée schmittienne.
Périodisation et réception de l’œuvre schmittienne
Jean-François Kervégan commence par rappeler les lignes directrices d’une œuvre réputée « cryptique » et montrer comment elle fut reçue. Selon une présentation désormais assez classique, il distingue trois époques principales, qui coïncident d’ailleurs avec des tournants politiques majeurs : la fin de l’Empire et la République de Weimar, la dictature nationale-socialiste, et enfin, l’après-guerre. Le lecteur y apprendra notamment comment Schmitt a été amené à réviser ses positions politiques et méthodologiques tout en renouvelant ses centres d’intérêt juridiques [2]. Selon Jean-François Kervégan, les ruptures qui marquent le cheminement intellectuel de Schmitt masqueraient la constance de ses préoccupations théoriques : « la question du devenir de l’Etat et de ses prédicats classiques dans les conditions du monde contemporain, le problème d’une éventuelle dilution de la dimension politique de la vie humaine sont et demeurent le foyer de sa pensée » [p. 51]. Au passage, Jean-François Kervégan se demande quel sens il faut attribuer au ralliement de Schmitt à la NSDAP. Cherchant un juste milieu entre les lectures les plus communément admises, l’auteur n’y voit ni une simple « parenthèse » opportuniste, ni l’aboutissement logique d’un cheminement intellectuel antérieur.
Sur la réception de l’œuvre schmittienne, Jean-François Kervégan montre que, dès les années 1920, le lectorat de Schmitt fut aussi fourni sur la droite de l’échiquier politique que sur sa gauche. Suivent d’intéressantes considérations sur la manière - généralement polémique - dont les travaux de Schmitt furent accueillis aux États-Unis, en France et en Allemagne. D’où la thèse de Kervégan : « un auteur auquel, chaque année des dizaines d’ouvrages et d’articles sont consacrés dans le monde entier fait partie, que cela plaise ou non, du patrimoine commun, autrement dit : c’est un ‘classique’ » (p. 9). L’ample réception dont Schmitt a fait l’objet marquerait ce « classicisme », sans qu’il soit possible de savoir si elle en est la cause ou simplement l’indice.
Une collection d’études de cas
Dans un chapitre dense et érudit, Kervégan apporte un éclairage bienvenu sur la conception schmittienne de la « théologie politique » et sur ses évolutions. Il s’agit là d’une entreprise ardue car Schmitt a souvent traité ces questions de manière obscure, cryptique et allusive. En une petite trentaine de pages, Jean-François Kervégan parvient à dégager avec finesse et clarté, les principales lignes de force de la métaphysique schmittienne. Ce petit exploit était rendu nécessaire par une prise de position antérieure de l’auteur. Il lui semblait en effet qu’on ne pouvait réduire la pensée schmittienne de l’État à ses finalités politiques immédiates, mais qu’il fallait, pour la percer pleinement, la réinscrire dans les « engagements philosophiques (et religieux) » du juriste allemand [3].
L’auteur explore ensuite les origines du décisionnisme schmittien, dans lequel il voit principalement le produit d’une réaction antipositiviste - typique de la « querelle des méthodes » [Methodenstreit] weimarienne. Après avoir rapidement présenté quelques aspects de la théorie du droit de Kelsen, l’auteur montre comment Schmitt entendait en prendre le contre-pied. La principale thèse de Schmitt revient à affirmer l’antériorité et la supériorité de la décision sur la norme, de sorte que tout ordre juridique reposerait, in fine, sur une décision et non sur une norme. Cette thèse nourrit trois critiques essentielles du normativisme, lequel ignorerait la nature véritable de la décision, éluderait la question de l’exception, et méconnaîtrait la diversité des normes.
Fidèle à sa méthode, Jean-François Kervégan se refuse à considérer Legalität und Legitimität (1932) uniquement comme un appel au coup d’État [4]. Au-delà de cet aspect, le célèbre essai soulèverait au moins deux questions fondamentales. La première serait relative aux conditions de survie des systèmes parlementaires et libéraux contemporains. A cet égard, Schmitt aurait le mérite d’attirer notre attention sur deux phénomènes inquiétants : le risque que représente la « prime politique » donnée à la majorité du moment, et le rôle croissant que joue l’administration dans la procédure législative. Plus fondamentalement, l’essai de 1932 interrogerait de façon audacieuse les rapports de la légalité et la légitimité. Selon Schmitt, la constitution au « sens positif » du terme, est avant tout l’expression d’une décision politique opérée par le constituant. Ce véritable « esprit de la constitution » se ramène à quelques principes majeurs, lesquels doivent, le cas échéant, prévaloir sur la lettre du texte constitutionnel. Jean-François Kervégan semble approuver cette doctrine, même s’il conteste l’irrationalisme dont elle se teinte chez Schmitt.
Concernant la conception schmittienne de la politique, ou pour mieux dire, du politique, Jean-François Kervégan n’ignore ni ne minore les finalités politiques que poursuit la Notion de politique (1932) [5]. Toutefois, il refuse de réduire ce texte à un appel au sursaut nationaliste, au réarmement et à la politique de puissance. Le petit pamphlet recèlerait une réflexion profonde sur la politique. Son premier intérêt serait d’avoir découplé la notion de politique de celle d’État. En outre, Schmitt aurait habilement « désubstantialisé » le politique en proposant de le penser sous la forme d’un critère. Selon cette conception, toute activité humaine pourrait devenir politique, à partir du moment où se manifesterait un certain degré d’hostilité entre des acteurs (la guerre demeurant la limite ultime, le point au-delà duquel le politique disparaît pour faire place à la logique de l’élimination mutuelle). Cette thèse, remarquablement présentée, jouirait d’une double actualité. D’une part, elle permettrait de penser le moment constituant. D’autre part, elle ne manquerait pas de pertinence pour penser une politique post-étatique désormais marquée au coin du terrorisme et de « l’hostilité absolue ».
Enfin l’auteur traite des conceptions géopolitiques de Schmitt et de sa lecture du droit international public. Dans la dernière période de sa vie, Schmitt aurait constaté et admis le dépérissement inéluctable de la forme étatique et de son corollaire : le « jus publicum europaenum » - dont il se voulait le dernier défenseur. Ce constat, qui repose sur une reconstruction historique couvrant près de cinq siècles, ouvrirait l’importante question de « l’unité du monde ». Faut-il, en d’autres termes, voir dans les grandes organisations internationales la préfiguration d’un État mondial capable de pacifier le monde ? Schmitt a toujours répondu par la négative à cette question, tant le politique lui paraissait irréductible. Selon lui, la SDN, puis l’ONU, ont d’ailleurs joué un rôle bien trouble. Ces organisations dominées et instrumentalisées par les grandes puissances, notamment par les États-Unis, y trouveraient une façon de faire perdurer un statu quo politique dont elles tirent avantage. Schmitt y oppose la logique des « grands espaces ». Celle-ci voudrait que la scène internationale soit dominée par des ensembles régionaux où les pays se regrouperaient autour d’une puissance dominante.
Jean-François Kervégan tire une triple conclusion de ce parcours thématique. Il lui apparaît, premièrement, que toute l’œuvre de Carl Schmitt n’est pas entièrement convaincante. Seules certaines conceptions le seraient - sans que l’on soit toujours en mesure de dire précisément lesquelles. Deuxièmement, le principal mérite de ce « penseur du dissentiment » serait de soulever des questions qui, pour être provocantes voire douloureuses, n’en seraient pas moins extrêmement stimulantes. Troisièmement, Schmitt attirerait notre attention sur des moments de la vie juridique que d’autres pensées éluderaient. C’est ainsi que Schmitt serait « plus efficace pour penser des ruptures et des instaurations que pour décrire la « situation normale », le bon fonctionnement de l’ordre juridique établi » [p. 251]. C’est donc à un usage restreint de la pensée schmittienne que nous invite l’ouvrage.
Dépassionner Schmitt
L’essai de Jean-François Kervégan a le grand mérite de « dépassionner » la réception de Carl Schmitt. Cette réception houleuse s’explique évidemment par les détestables positions politiques du juriste allemand - auxquelles il faudrait ajouter le rôle historique, peu reluisant, qu’il a entendu jouer. La répugnance que Schmitt inspire a pu susciter certaines réactions aux conséquences regrettables. Ainsi, il a parfois été reproché aux « schmittologues » de faire preuve d’une complaisance hypocrite ou, comme l’écrivait Yves-Charles Zarka, de confectionner « un Schmitt de confiserie, à qui l’on a ôté sa face obscure et effrayante, et que l’on présente comme un grand penseur » [6]. Cette thèse n’était pas dépourvue de vraisemblance car certains exégètes de Schmitt ont effectivement tenté de minimiser l’importance de son engagement national-socialiste [7]. Il est de surcroît possible que d’autres se soient, en toute bonne foi, laissés prendre au piège d’un auteur habile à réécrire sa propre histoire. Malgré sa plausibilité, la thèse du « Schmitt de confiserie » a eu néanmoins des effets parfois déplaisants. Elle a fait peser un injuste soupçon sur des commentateurs qui n’avaient nullement l’intention de lénifier les positions partisanes de Schmitt, mais cherchaient simplement à expliquer son œuvre. Ces auteurs ont été ainsi placés dans une alternative inconfortable. Soit ils abandonnaient leur objet d’étude, en espérant éteindre ainsi un soupçon qu’ils savaient infondé. Soit ils poursuivaient cette étude tout en protestant de leur bonne foi, au risque d’aviver ledit soupçon, tant il est difficile d’être son propre avocat. Bien entendu, nul lecteur de bonne foi n’aurait l’idée de classer Jean-François Kervégan parmi les douteux « confiseurs » dont Yves-Charles Zarka s’est fait fort de dénoncer le vilain commerce. Dans ses précédents travaux, comme dans le présent ouvrage, Jean-François Kervégan n’a jamais manqué de condamner très fermement les positions politiques de Schmitt. Mais là n’est pas le principal intérêt de son Que faire de Carl Schmitt ? À nos yeux, l’ouvrage a d’abord le mérite de rappeler qu’une œuvre intellectuelle ne se résume pas à une série de prises de position - fussent-elles aussi lamentables que celles de Schmitt. D’autres aspects suffisent à justifier un intérêt scientifique ou philosophique parfaitement légitime : la valeur documentaire, la fertilité intellectuelle ou, tout simplement, les défis que soulève telle ou telle œuvre.
Il faut, en second lieu, souligner la richesse et l’érudition de cet essai. L’auteur expose avec beaucoup d’aisance les doctrines les plus tortueuses - voire les plus sibyllines - de Carl Schmitt. Cette aisance résulte d’une profonde connaissance de l’œuvre et de la littérature secondaire. Une longue fréquentation de l’une et de l’autre confère à l’écriture de Jean-François Kervégan une indéniable densité. Malgré sa brièveté, cet essai recèle de fines analyses et ouvre d’intéressantes perspectives. Les chapitres consacrés à la théologie politique ou à la notion de politique en offrent de remarquables exemples. Brefs, clairs et bien informés, ils contrastent avec de nombreux commentaires relatifs aux mêmes questions. À cet égard, et même si son ambition est plus large, le livre de Jean-François Kervégan peut constituer une bonne introduction (ou un bon complément d’introduction) à l’œuvre de Schmitt [8].
Toutefois, et malgré ses évidentes qualités, l’ouvrage est passible de plusieurs critiques. Celles que nous formulerons sont, bien entendu, tributaires de présupposés que nul n’est tenu de partager. Ils tiennent aussi bien à la méthode suivie par Jean-François Kervégan qu’à l’appréciation générale de l’œuvre schmittienne (pour laquelle nous avons sans doute moins d’admiration que l’auteur).
Conscient que son corpus peut donner lieu à toutes sortes d’interprétations, Jean-François Kervégan choisit de lire Schmitt « conformément à ce qu’il affirme être : un juriste ou un théoricien du droit qui, pour les besoins de son travail, emprunte des éléments de pensée, des concepts, des structures argumentatives à la philosophie ou à la théologie entre autres. Ma ligne de conduite consiste donc à prendre au sérieux cette proclamation [de Schmitt] [...] : ‘je suis juriste, et pas théologien’. » [9] [p. 24]. À nos yeux, cette stimulante promesse n’est qu’à moitié tenue. Prendre le juriste au sérieux aurait supposé de rapporter ses travaux au droit positif et à la pratique politique qui lui était contemporains. En outre, il aurait été souhaitable de mettre en regard les théories développées par Schmitt et celles de ses confrères, afin de restituer les consensus et désaccords de l’opinio juris. Or, sans être complètement absents de l’ouvrage, ces éléments contextuels demeurent bien trop rares. Bien entendu, cela ne résulte nullement d’une méconnaissance mais plutôt d’un choix interprétatif revendiqué. En effet, selon Jean-François Kervégan, la pensée de Schmitt mériterait d’avantage qu’une simple lecture stratégique. S’interroger sur ses finalités pratiques - sur les effets juridico-politiques qu’elle poursuivait - ne suffirait pas à lui rendre pleinement justice. Il y aurait dans l’œuvre schmittienne une sorte de substance conceptuelle qui dépasserait l’accident historique et les intentions, généralement nauséabondes, de l’auteur. En d’autres termes, ce qu’écrit Schmitt comporterait « toujours une teneur théorique qui rend le propos intéressant malgré les buts immédiats qu’il sert sans vergogne » [p. 36] [10]. Cet intérêt résiderait dans l’actualité inattendue de la pensée schmittienne. Pour qui accepterait de faire abstraction de leur contexte de production, les constructions conceptuelles de Schmitt recèleraient « la possibilité [...] d’éclairer des situations auxquelles [Schmitt] lui-même n’avait pas prévu de les appliquer » [p. 46]. En somme, chez Schmitt, le théoricien dépasserait toujours le stratège politique.
Le problème que soulève donc la lecture de Jean-François Kervégan tient à la possibilité de distinguer, chez Schmitt, le stratège politique du théoricien. En un mot, l’aiguillon du premier aurait-il conféré au second une originalité et une fertilité exceptionnelles ?
La principale difficulté tient à l’étroite solidarité qui, chez Schmitt, lie le théoricien et le tacticien. À vrai dire, beaucoup de ses constructions théoriques nous paraissent être purement et simplement motivées par des finalités politiques immédiates (lutter contre le parlementarisme weimarien, faire basculer le régime vers une dictature plébiscitaire, etc.). Or, cette forme de doctrine - pragmatique et machiavélienne - produit souvent des effets pervers. Les revirements du contexte politico-juridique dans lequel évolue Schmitt l’amènent, régulièrement, à raturer ce qu’il a écrit la veille, voire à se contredire franchement. En outre, Schmitt utilise la théorie juridique et l’histoire du droit avec une légèreté parfois coupable. Parce que c’est son intérêt, il déforme volontiers les doctrines de ses prédécesseurs ou donne des institutions passées des interprétations douteuses. La théorie politique qui en ressort nous paraît souvent instrumentale, contradictoire et, finalement, assez fragile. Elle prend fréquemment la forme d’affirmations brutales qui possèdent une incontestable puissance rhétorique mais s’avèrent, à l’examen, si friables et si mal étayées qu’elles s’effondrent presque d’elles-mêmes [11].
Bref, la manière de Schmitt ne nous incite pas à penser qu’il soit aisé de dissocier, chez lui, le stratège du théoricien. Cela ne signifie pas que cette tâche soit impossible, mais plutôt qu’il faut procéder avec une extrême minutie et une inaltérable patience. Pour chaque théorie ou chaque paradigme historique que Schmitt emprunte, il faut systématiquement se reporter à la source, se demander dans quel sens il la déforme et en vue de quel enjeu contemporain. Puis, il faut s’interroger sur ses interprétations antérieures et ultérieures de la même théorie, et sur les facteurs politiques et institutionnels qui motivent ces réinterprétations. Et ce n’est que lorsque la consistance même de la théorie n’est pas complètement dissoute (ce qui n’est pas rare), qu’il devient possible d’en interroger l’éventuelle pertinence [12]. Il n’est pas certain, à nos yeux, que le jeu en vaille toujours la chandelle. Bien entendu, ces réserves procèdent d’une appréciation générale de l’œuvre de Schmitt qui diffère grandement de celle de Jean-François Kervégan. Partant, la bonne volonté implique de renoncer à ce type de critique et d’accepter, au moins pour un temps, la grille de lecture retenue par l’auteur. Si l’on accepte cette prémisse, et sous réserve d’avoir mené l’analyse précédemment décrite, on peut faire abstraction des intentions de Schmitt et du contexte dans lequel il a forgé ses concepts. La seule question qui demeure pertinente est alors de savoir si, oui ou non, ces constructions participent favorablement à l’intelligibilité des problèmes politiques contemporains. Mais à cet égard, l’ouvrage de Jean-François Kervégan ne nous paraît pas pleinement satisfaisant.
Examen critique
En multipliant les « études de cas », l’auteur a pris le risque de n’être pas tout à fait fidèle à la mission qu’il s’est donnée. En effet, chaque chapitre consiste en une explication des thèses schmittiennes suivie de quelques considérations sur leur actualité ou leur pertinence. Or, ces réflexions sont souvent trop brèves et trop peu argumentées pour emporter l’adhésion du lecteur.
Il arrive, en premier lieu, que Jean-François Kervégan n’examine pas la pertinence d’une doctrine qu’il vient pourtant d’exposer avec netteté. Ainsi le chapitre consacré à la théologie politique s’achève sur un rappel de la théorie schmittienne du « katechon ». Pour mémoire, à en croire Schmitt, cette entité « rétentrice » serait censée freiner l’avènement de l’Antéchrist. Rappelons que ce regrettable personnage envisagerait de provoquer une apocalypse sans doute fâcheuse. Devant une construction de cet ordre, le principal problème exégétique est, semble-t-il, de savoir qui, en 1932, incarnait aux yeux de Schmitt le « katechon » moderne. Songeait-il au Président Hindenburg ou à un aréopage de putschistes réactionnaires ? On peut également, avec Jean-François Kervégan, se demander à quels théologiens cette théorie a été empruntée. Toutefois, et quelles que soient les réponses qu’on apportera à ces deux problèmes, est-il permis d’ignorer l’irrationalité et le caractère pour le moins douteux de cette théorie ? Pour le dire autrement : avons-nous réellement besoin des catégories (dépourvues d’objets identifiés) que sont le « katechon » et « l’Antéchrist », pour penser le droit et la politique contemporains ? Certes, Jean-François Kervégan examine avec beaucoup de finesse et d’érudition la genèse de cette brillante construction, mais il ne tranche pas la question. Or, la finalité revendiquée par l’ouvrage est d’examiner la pertinence actuelle de la pensée de Schmitt. À défaut de cet examen, Jean-François Kervégan oppose l’attitude du positiviste weimarien, « simple porte-parole du ‘législateur motorisé’ », à celle (manifestement préférable) du « théologien du droit » que fut Schmitt [p. 111]. L’auteur définit le second comme « celui qui, éventuellement aux dépens de la légalité existante, se réclame de la légitimité supérieure que lui confère l’histoire ou qu’il s’attribue lui-même en l’invoquant » [p. 114]. On peut, à la rigueur, fermer les yeux sur la caricature du positivisme weimarien qu’emporte le jugement de Schmitt (rapporté sans distance critique par l’auteur) [13]. Mais tenons-nous vraiment à ressusciter l’art doctrinal du « théologien du droit » ? Accepterions-nous, en un mot, que la doctrine contemporaine délaisse les arguments juridiques pour se réfugier dans un pareil catéchisme apocalyptique, à seule fin de justifier un coup d’État ? L’art du jurisconsulte (celui qui entend dire ce que le droit devrait être) existe toujours et persistera. Et il est bien évident qu’on ne peut prescrire le droit sans recourir à des arguments qui sont partiellement extra-juridiques. Mais faut-il vraiment recommander à ceux qui entendent parler de legeferenda de s’appuyer sur des fondements aussi douteux ? Sur cette question, comme sur d’autres, il aurait fallu choisir plus nettement entre un exposé érudit de la doctrine schmittienne et un examen critique de sa pertinence.
On peut regretter, en second lieu, que certains choix théoriques de l’auteur soient revendiqués sans véritable justification. À titre d’exemple, Jean-François Kervégan souligne la pertinence de la « notion positive de constitution » (au sens où l’entendait Schmitt). Rappelons que, selon cette théorie, la constitution tirerait sa légitimité d’une décision constituante qui statuerait sur le mode d’existence d’une entité politique [14]. L’une des conséquences serait que certaines normes constitutionnelles, parce qu’elles seraient la manifestation directe de cette décision, auraient une valeur plus fondamentale que les autres. L’importance des premières les mettrait ipso facto à l’abri du pouvoir de révision constitutionnelle - quelle que soit la procédure prévue à cet égard par la constitution. Bref, en raison de leur fondement supposé et de la matière qu’elles règlent, certaines normes constitutionnelles échapperaient à la servitude de la forme [15]. Bien entendu, on peut légitimement souscrire à une thèse de ce genre. On peine toutefois à comprendre comment on peut le faire sans envisager les objections manifestes qu’elle suscite. Cette idée pose, en effet, un sérieux problème de délimitation : comment savoir ce que recouvre la fameuse décision qui légitime telle ou telle constitution ? En d’autres termes : quels sont les critères qui permettent de dire que telle disposition, directement dépositaire de cette décision, est plus « essentielle » que telle autre, qui ne serait qu’un instrument technique ? Comment sait-on que l’une recèle une norme fondamentale tandis que l’autre n’est que secondaire ? Même en admettant que de tels critères existent, quelle autorité faudrait-il charger de trier le bon grain de l’ivraie ? Et si nous parvenions à en désigner une, alors il faudrait admettre que la « constitution au sens positif » n’est pas seulement une décision du pouvoir constituant, mais une codécision du constituant et de cette autorité extralucide [16]. Bien entendu, aucune théorie n’est à l’abri des critiques, mais en affirmer l’actualité ou la pertinence implique de répondre aux principales d’entre elles. Or, on peut regretter que cet examen ne soit pas mené de manière plus approfondie par l’auteur.
Ce sentiment est renforcé, en troisième lieu, par l’effet de décontextualisation que nous avons mentionné plus haut. Pour démontrer l’intérêt des constructions de Schmitt, il aurait été souhaitable de les faire dialoguer davantage avec celles de ses prédécesseurs ou de ses contemporains. Ainsi, par exemple, de la « notion de politique » développée par Schmitt, à laquelle Jean-François Kervégan reconnaît une grande valeur. Assurément, elles permet de désubstantialiser le politique et de l’extraire de l’orbite étatique. Mais la conception wébérienne de la domination ne parvenait-elle pas à un résultat équivalent ? On pourrait arguer, en outre, que la théorie de Max Weber possède une plus grande extension. En effet, elle permet de penser comme politiques des relations dans lesquelles les dominés, encore aliénés, ne vouent pas aux dominants une suffisante hostilité pour que l’on puisse appliquer le critère schmittien. Ainsi, par exemple, de la domination historique des hommes sur les femmes. Avec Weber, on peut la penser ab initio comme politique. Avec Schmitt, il faut attendre l’émergence des mouvements féministes pour y voir un phénomène politique. Ajoutons que le critère schmittien est, en tout état de cause, d’un maniement bien délicat car la fixation du seuil d’hostilité à partir duquel une relation devient politique est une opération pour le moins incertaine. La portée descriptive de la théorie schmittienne n’en est-elle pas affectée ?
Enfin, contrairement au positivisme de son temps, Schmitt nous aiderait à comprendre que « l’exercice du pouvoir constituant au sens le plus fondamental de ce terme, est un geste politique, un geste qui est à la fois pour et contre quelque chose : une décision » [p. 189]. Que Carl Schmitt ait pensé cela ne fait guère de doute. Mais pouvons-nous raisonnablement songer que quelqu’un l’ait jamais ignoré ? Faut-il nécessairement recourir à Carl Schmitt pour comprendre que l’opération constituante est politique, ou qu’embrasser la république c’est rejeter la monarchie ? Il serait surprenant que cette idée ait échappée aux positivistes weimariens. Gerhard Anschütz - le positiviste traditionnel le plus célèbre de son temps - consacrait les trente premières pages de son commentaire à analyser le fonctionnement de l’assemblée constituante de 1918-1919 [17]. Ces pages font évidemment la part belle aux tractations politiques menées par les différents groupes parlementaires. Il est très probable que l’historiographie allemande ait progressé sur cette question ; mais peut-on réellement considérer que cet auteur ait ignoré le caractère politique du moment constituant ? D’ailleurs, ces trente pages ne sont-elles pas au moins aussi riches d’enseignements que les formules lapidaires d’un Schmitt qui cède, sans la moindre hésitation, aux délices de l’hypostasie ?
On nous répondra qu’il est toujours loisible d’accumuler ce type d’objections. Et nous concèderons volontiers qu’il appartient à chacun d’y répondre selon ses propres convictions. À vrai dire, ces exemples visent moins à démontrer la faiblesse des thèses schmittiennes qu’à indiquer sur quel terrain la démonstration qu’entendait mener Jean-François Kervégan aurait pu être plus convaincante. Car le principal défaut de l’ouvrage est, à nos yeux, de n’avoir pas pris assez nettement parti entre deux démarches qui nous semblent devoir être distinguées : l’exégèse, d’une part, et l’examen critique, d’autre part. Sachant que la finalité revendiquée par l’ouvrage était de mesurer la pertinence actuelle de la doctrine de Schmitt, on peut regretter que les thèses du juriste allemand n’aient pas été soumises à un examen critique plus systématique et plus approfondi. La chose aurait sans doute été possible à condition de réduire le nombre de thèmes abordés. Faute de sacrifier suffisamment à cet exercice, le livre donne une lecture érudite de la pensée schmittienne, mais ne parvient pas toujours à en démontrer l’éventuel intérêt. Et la question de savoir ce qu’il faut « faire de Carl Schmitt », tranchée pour l’auteur, demeurera sans doute incertaine pour bien des lecteurs.
La lecture vigilante que Renaud Baumert, excellent connaisseur de la pensée juridique de la période weimarienne, a fait de Que faire de Carl Schmitt ? révèle une intelligence aiguë du projet de l’ouvrage, qui a manifestement été lu avec beaucoup d’attention ; la façon dont il me situe dans le spectre du commentaire schmittien me semble pertinente, bien que je sois pas le mieux placé pour en juger. Les critiques qu’il m’adresse n’en ont que plus de poids, et méritent des réponses précises. Avant de tenter de les fournir, je dois dire que j’aurais aimé que soient explicités les « présupposés » sur lesquels, de l’aveu de Baumert, ces critiques reposent. Je crois qu’on peut les reconstituer à partir de l’article « Carl Schmitt contre le parlementarisme weimarien. Quatorze ans de rhétorique réactionnaire », qu’il a publié en 2008 : d’après lui, le foyer de la pensée de Schmitt, en tout cas durant la période de Weimar, est le combat acharné qu’il mène contre les institutions de la République et, à travers elle, contre le « libéralisme bourgeois ». Il est certain que ce n’est pas le présupposé dont je suis parti. Non pas que je le juge erroné ; je ne suis pas de ceux qui prennent pour argent comptant l’affirmation rétrospective de Schmitt selon laquelle un écrit comme Légalité et légitimité aurait été un « effort désespéré » pour sauver la République à la veille de l’arrivée au pouvoir de Hitler. Simplement, quand on se soucie comme moi non pas des intentions ou des arrière-pensées de l’homme, mais des usages possiblement féconds (ou non) que l’on peut faire de son œuvre, le choix d’un tel angle d’attaque (qui commande les critiques qui me sont adressées) me paraît improductif. C’est pourquoi j’ai choisi, autant que faire se pouvait, de « décontextualiser » (j’accepte cette qualification) l’œuvre de Schmitt ; c’était un moyen, aussi, de ne pas m’enliser dans le débat convenu sur le nazisme foncier ou occasionnel de Schmitt. Mais peut-être cette divergence dans le choix de la façon d’aborder l’œuvre reflète-t-elle la différence de nos identités académiques. Baumert est juriste et politiste, et lit Schmitt en historien des idées et des institutions ; je suis philosophe, et je lis depuis toujours les textes de Schmitt (qui intéresse le philosophe parce qu’il est d’abord juriste [18]) en fonction de l’intérêt qu’ils peuvent présenter pour poser certaines questions (par exemple, le rapport entre droit et politique) d’une manière différente de celle dont on les aborde communément.
Avant de répondre à certaines des critiques de R. Baumert, une précision sur la qualification de Schmitt comme un auteur « classique ». Je ne crois pas que ce jugement, qui apparaît seulement au début du livre, ait dans mon argumentation l’importance que lui attribue Baumert. L’usage que j’en fais est descriptif, et me sert seulement à justifier mon parti pris de décontextualisation. Il ne s’agissait pas pour moi de faire entrer par effraction Schmitt dans la galaxie des « grands auteurs » (une façon de sacraliser les écrits qui de manière générale ne me satisfait guère), mais de prendre acte du fait que l’ampleur et la diversité des lectures qui en sont faites lui confère une place incontestable dans la discussion scientifique (et/ou philosophique), indépendamment du jugement que l’on porte sur cet auteur peu sympathique. C’est ce qui me permet de « distinguer le théoricien du tacticien », un choix que Baumert conteste, peut-être parce que pour sa part il ne veut voir en Schmitt que le tacticien madré... Cet angle d’attaque explique (je réponds ainsi à la critique qui conclut la recension) qu’il m’arrive d’attribuer à Schmitt une « originalité » et une « profondeur » dont R. Baumert juge que je les « surestime ». Indépendamment du fait que celles-ci sont, sur certains points, plus grandes que ce qu’il paraît croire, je dirai surtout que mon propos n’était pas de dresser une statue à Schmitt (R. Baumert l’admet), mais de réfléchir à ce qu’on peut faire de sa pensée. Sur ce point, nonobstant ses observations, je crois avoir montré qu’il peut y avoir un usage fécond de thématiques qui trouvent leur origine (ou leur lieu d’exposition maximale) dans les écrits de Schmitt. Bien sûr, Schmitt n’est pas le premier (ni le dernier) à dire que droit et politique ont un étroit rapport. Mais si l’on s’interroge sur ce qu’il entend par politique, et qui n’est pas trivial, on s’aperçoit que sa réflexion n’a rien de commun avec celle des publicistes positivistes de Weimar (que je suis par ailleurs loin de déprécier, puisque je me réclame moi-même, à l’opposé de Schmitt, d’une forme de positivisme [19]), et qu’elle peut offrir des instruments efficaces à une pensée qui se soucie de la recomposition des rapports entre État(s) et politique à l’ère de la « globalisation » (voir mon chapitre VI : « Politique »).
La critique qui m’est faite à propos de la théorie du katechon m’a surpris. En effet, je me démarque constamment des lectures « théologiques » de Schmitt qui se sont multipliées ces vingt ou trente dernières années, dans lesquelles cette thématique occupe effectivement une place de choix. Ma lecture de Schmitt est clairement « antithéologique » et prend au sérieux l’affirmation de Ex Captivitate Salus : « je suis juriste, et non théologien ». J’ai donc proposé de considérer que ce motif un peu nébuleux (qui repose sur une interprétation contestable d’une phrase de la deuxième Épître de Paul aux Thessaloniciens) recouvre en réalité une thèse : celle du primat de la légitimité sur la légalité du point de vue d’une philosophie de l’histoire qui, selon moi, a ses racines chez Schelling ou Friedrich Schlegel plutôt que chez Hegel ou Kant. Mon interprétation du katechon schmittien est donc plutôt à chercher dans le chapitre V (« Légitimité ») que dans le chapitre III (« Théologie »). C’est un choix qui me semble clairement déflationniste. Je ne crois donc pas que le « catéchisme apocalyptique » dont parle R. Baumert joue un rôle décisif dans la structure profonde de la pensée de Schmitt ; mais, en tout cas, on ne saurait y voir un simple instrument tactique en vue de justifier un coup d’État.
S’agissant de la pertinence de ce que Schmitt nomme le concept « positif » de constitution (la constitution est une « décision d’ensemble » quant aux valeurs politiques ultimes sur lesquelles se fonde une communauté politique), je ne crois pas qu’il s’agisse de confier à une « autorité extralucide » (ou alors il faut qualifier ainsi une bonne partie de la doctrine juridique) le soin d’apprécier la hiérarchie des normes constitutionnelles. Il s’agit bien plutôt de rappeler (c’est un rappel qui s’impose périodiquement, hélas) que le geste fondateur d’une communauté est de nature politique, et que cette « décision » politique est logée au cœur du droit positif dont elle fonde ultimement la cohérence et la légitimité. C’est pourquoi j’ai dit que la boutade de Schmitt : « une décision à la majorité du Parlement anglais ne suffirait pas à transformer l’Angleterre en État soviétique », n’est pas seulement une boutade. On rejoint ici la question de la légitimité, question à propos de laquelle j’aurais effectivement pu me pencher de façon plus détaillée sur le rapport de Schmitt et de Weber (qui est tout de même un des auteurs les plus cités dans mon livre, et pour qui j’éprouve de longue date une révérence particulière).
Pour conclure, je dirai que la question de savoir ce qu’il faut faire de Carl Schmitt n’est pas à mes yeux « tranchée » de façon aussi univoque que paraît le croire R. Baumert. Je suis au contraire convaincu que s’il est efficace de « partir de Carl Schmitt » (c’était le titre auquel j’avais d’abord songé) pour poser certains problèmes juridico-politiques essentiels de façon innovante, il faut aussi en prendre congé (« partir [loin] de lui ») une fois qu’on a fait son marché (ce qui peut prendre un peu de temps). Ce que j’ai fait pour mon propre compte en écrivant ce livre.
Renaud Baumert, « Carl Schmitt, entre tactique et théorie »,
La Vie des idées
, 26 octobre 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Carl-Schmitt-entre-tactique-et
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[1] L’ouvrage tiré de cette thèse a été réédité, il y a quelques années, dans une prestigieuse collection. Voir : Jean-François Kervégan, Hegel, Carl Schmitt : la politique entre spéculation et positivité, Paris, PUF, coll. « Quadrige grands textes », 2005.
[2] C’est ainsi que le décisionnisme, marque distinctive de l’œuvre weimarienne de Schmitt, se teinte d’institutionnalisme au tournant des années 1930. À l’aube des années 1940, le juriste allemand développa, pour le droit international public, un intérêt qui devait s’épanouir pleinement à partir des années 1950.
[3] Voir : Jean-François Kervégan, « L’État selon Carl Schmitt », La Vie des idées, 28 août 2008.
[4] Carl Schmitt, Legalität und Legitimität, Berlin, Duncker und Humblot, 1932. Pour une analyse théorique doublée d’une contextualisation historique et intellectuelle, voir : Olivier Beaud, Les derniers jours de Weimar, Paris, Descartes et Cie, 1997, p. 75 et s.
[5] Sur les différentes éditions de ce texte : p. 261, note n°1.
[6] Yves-Charles Zarka, « Carl Schmitt : la pathologie de l’autorité », Cités, 2001-2002, n° 6, p. 3-6 (citation p. 4).
[7] En France, ce fut notamment le cas d’Alain de Benoist, dont le dessein politique n’avait rien de bien mystérieux. Selon son interprétation, plus que discutable, Schmitt aurait tenté de sauver la République de Weimar. Voir : Alain de Benoist, « Préface », in : Carl Schmitt, Du politique, Puiseaux, Pardès, 1990, p. XXIV-XXV.
[8] Pour les lecteurs qui ne seraient pas familiers de l’œuvre de Carl Schmitt et voudraient s’en faire rapidement une première idée, nous recommandons particulièrement la belle introduction de Jacky Hummel, Carl Schmitt : l’irréductible réalité du politique, Paris, Michalon, coll. « le bien commun », 2005, 113 p.
[9] La citation est tirée de : Carl Schmitt, Ex Captivitate Salus. Erfahrungen der Zeit 1945/1947, Berlin, Duncker & Humblot, 2002 (1re éd. : 1950), p. 89.
[10] Nous soulignons. Les notations de ce type émaillent l’ouvrage tout entier. Ainsi : « la problématique qui organise cette réflexion [de Schmitt] possède une consistance irréductible aux mobiles de son auteur » [p. 39]. De même « la teneur des textes [pourrait] déborder le contexte et même les intentions de l’auteur » [p. 43]. Plus loin, « on pourrait se demander si leur propos est épuisé par la teneur politique qu’ils comportaient indéniablement lors de leur publication » [loc. cit.]. Pareillement, « la portée de la doctrine [schmittienne] outrepasse les intentions immédiates de son auteur » [p. 46]. Plus loin, « appliqué à d’autres contextes, et opposée aux engagements de Schmitt lui-même, l’analyse pourrait ne manquer ni de lucidité ni de pertinence » [p. 218].
[11] Nous avons conscience que ces affirmations peuvent paraître bien péremptoires. On nous pardonnera, pour les étayer, de renvoyer à certaines de nos propres démonstrations. Voir : R. Baumert, « Carl Schmitt contre la République de Weimar ; quatorze ans de rhétorique réactionnaire », Revue française de science politique, fév. 2008, vol. 58, n° 1, p. 5-38 ; R. Baumert, La Découverte du juge constitutionnel, entre science et politique, Paris, LGDJ, coll. « Fondation Varenne », 2009, p. 449-524.
[12] Pour se faire une idée du travail que demande une analyse de ce type : Armel Le Divellec, « Le gardien de la constitution de Carl Schmitt. Eléments sur les paradoxes d’une théorie constitutionnelle douteuse », in : O. Beaud et P. Pasquino, La Controverse sur « le gardien de la constitution » et la justice constitutionnelle, Paris, Panthéon-Assas, 2007, p. 33-79.
[13] Par parenthèse, la condamnation schmittienne du positivisme weimarien est très injuste. Les auteurs visés (G. Anschütz, R. Thoma, H. Kelsen, pour ne citer que les principaux) ne se sont pas contentés, loin s’en faut, de reproduire servilement le sens de la loi.
[14] Sur les éléments qui suivent : Carl Schmitt, Théorie de la Constitution, Paris, PUF, 1993 (1928), coll. « Léviathan », chapitre 3, p. 151 et s.
[15] Evidemment, Schmitt a été contraint de développer des trésors d’ingéniosité pour contourner sa propre théorie, lorsqu’il a voulu justifier un coup d’Etat qui aurait mis fin aux décisions fondamentales de la République de Weimar... Mais peu importe. Si nous acceptons loyalement la grille de lecture de Jean-François Kervégan, cela relève de l’accident et non de la substance.
[16] Bien sûr, on pourrait contourner le problème d’une manière très simple : le constituant originel désignerait lui-même telle ou telle disposition qu’il mettrait à l’abri du pouvoir de révision constitutionnelle. Le droit constitutionnel contemporain connaît de nombreuses « clauses d’éternité » de ce genre. Voir par exemple, la loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne du 8 mai 1949, art. 79, al. 3, ou encore la constitution de la République française du 4 octobre 1958, art. 89, al. 5. Mais l’argument de Schmitt ne renvoie pas à ce type de construction puisqu’il s’applique à la constitution de Weimar, laquelle est dépourvue de clause d’éternité. Sa thèse est, précisément, que la « légitimité » constitutionnelle puisse être en mesure de s’imposer malgré le texte constitutionnel.
[17] Voir : Gerhard Anschütz, Die Verfassung des Deutschen Reichs vom 11. August 1919, Berlin, Georg Stilke, 1933 (14e éd.), p. 1-30.
[18] D’où l’intérêt de la correspondance qu’il a entretenue au cours des années 1950 avec Alexandre Kojève, dont Tristan Storme et moi préparons une traduction.
[19] Voir mon article « Une défense du positivisme juridique », Annuaire de l’Institut Michel Villey, 2 (2010), p. 247 sq.