Depuis 1991, B. Ackerman scrute les moments constituant durant lesquels se forge la constitution d’un État. Aux yeux du juriste, un ordre constitutionnel (c’est-à-dire, l’ensemble formé par les textes constitutionnels et leurs interprétations) ne doit pas être compris comme une réalité détachée de tout contexte historique, politique ou social. La compréhension des institutions et du régime politique implique au contraire une étude des fondations et des évolutions de l’ordre constitutionnel. Dans sa trilogie We the People, B. Ackerman a ainsi étudié la fondation et les mutations de l’ordre constitutionnel des États-Unis à la lumière de l’histoire politique et sociale états-unienne.
La nouvelle trilogie qu’initie Revolutionary Constitutions étend cette entreprise à d’autres États. Pour procéder à cette étude, il détermine trois idéaux-types. D’abord, dans le cadre d’une « adaptation pragmatique » (p. 5), une élite politique peut faire face à un mouvement de contestation en acceptant les revendications et en adaptant prudemment l’ordre constitutionnel. Ensuite, un changement radical de régime peut être provoqué et dirigé par des élites politiques sans soutien populaire. Ainsi dans l’Allemagne et le Japon de l’après-guerre, les nouvelles constitutions furent rédigées sans s’appuyer sur une mobilisation populaire. Cette « construction par les élites » (p. 6) s’oppose alors nettement à un dernier idéal-type : la « constitutionnalisation d’un charisme révolutionnaire » (p. 4). Dans cette forme, un mouvement révolutionnaire dirigé par un leader charismatique parvient à obtenir un soutien populaire et à renverser le régime existant. Puis le mouvement transforme cette « haute énergie politique » en une constitution qui doit protéger les principes proclamés durant les périodes de lutte (p. 4).
Revolutionary Constitutions se concentre sur ce dernier idéal-type (les deux autres doivent être traités dans les deux prochains ouvrages de la trilogie.). En comparant les moments constituants en Inde, en Afrique du Sud, en Italie, en France, en Birmanie, en Israël, en Pologne et en Iran, B. Ackerman analyse le processus qui conduit un mouvement révolutionnaire à adopter une constitution. L’apport de cet ouvrage dépasse la description et la modélisation de moments constituants. En effet, ces moments n’y sont pas réduits à de brefs instants nettement séparés de la vie politique ordinaire. La constitutionnalisation des révolutions s’effectue à travers un processus complexe dont les étapes peuvent s’étaler sur plusieurs dizaines d’années. B. Ackerman montre que le déroulé de chacune des étapes de ces moments fondateurs détermine la vie de l’ordre constitutionnel et du régime politique créé.
La constitutionnalisation du charisme
Lors de la première étape du processus constituant, le parti révolutionnaire se transforme en un mouvement hégémonique exprimant la volonté du peuple et cherchant à prendre le contrôle de l’État afin de renverser le régime politique établi. De tels partis exercent un « charisme organisationnel » (p. 35) : ils ne sont pas perçus comme l’incarnation de groupes cherchant à obtenir le pouvoir, mais comme les véhicules d’une transformation profonde de la réalité sociale et politique. Les leaders de ces partis détiennent eux aussi une forme spécifique de charisme en raison de leur centralité dans la lutte politique dont le mouvement est porteur (p. 35). Ce sont ces deux formes de charisme qui constituent le charisme révolutionnaire. La réussite du mouvement révolutionnaire dépend alors de la capacité du mouvement à constitutionnaliser cette énergie politique [1].
C’est l’objet de la deuxième étape, le transfert du charisme révolutionnaire vers la Constitution. B. Ackerman trouve la forme exemplaire de cette étape en Inde. Sur ordre du gouvernement britannique, le dernier vice-roi des Indes créa une Assemblée constituante chargée d’établir la Constitution du nouvel État. Sur le plan de la stricte technique juridique, l’autorité de cette assemblée découlait entièrement du vice-roi. Mais elle était politiquement contrôlée par le Parti du Congrès de Gandhi et Nehru qui dominait les assemblées provinciales ayant élu l’Assemblée constituante. Le 15 août 1947, dans son discours marquant l’indépendance de l’Inde, Nehru a ainsi pu investir l’autorité révolutionnaire du Congrès dans l’Assemblée, la transformant en un représentant du peuple souverain (p. 61). La création du vice-roi devint une assemblée révolutionnaire, réceptacle du charisme du mouvement révolutionnaire.
La constitution née de tels transferts est le dépositaire de l’énergie politique des luttes révolutionnaires. Si le processus de constitutionnalisation est un succès, cette situation aura notamment pour effet d’inscrire dans la constitution, les principes fondamentaux qui ont guidé ces luttes. Ainsi, la révolution constitutionnelle en Italie après la Seconde Guerre mondiale résulta de l’alliance des groupes ayant lutté contre le fascisme : les chrétien-démocrates, les socialistes et les marxistes. Entre ces forces, un compromis fut trouvé, plaçant les droits sociaux au cœur de l’ordre constitutionnel italien et donnant à une juridiction constitutionnelle le soin de les protéger. Malgré les évolutions de la vie politique italienne, aucun parti politique n’est jamais parvenu à évincer ces deux produits de la révolution constitutionnelle. Selon B. Ackerman, seul un nouveau moment constituant pourrait y parvenir (p. 152).
La banalisation de la vie politique
La constitutionnalisation du charisme révolutionnaire soulève une difficulté. Tant que les élites politiques à l’origine de la révolution sont au pouvoir, leur autorité charismatique demeure. Analysant l’interprétation de l’article 11 de la Constitution de 1958 par de Gaulle (p. 198 et suiv.) ou l’usage de la neuvième annexe de la Constitution indienne par Nerhu (p. 63 et suiv.), B. Ackerman montre comment ces leaders se sont imposés comme les uniques interprètes de la Constitution. Aucune autre autorité et, en particulier, aucun juge constitutionnel, ne pouvait s’opposer à leur interprétation. Mais leurs successeurs n’ont pas eu ce privilège puisqu’ils ne pouvaient pas s’appuyer sur une autorité issue de la lutte révolutionnaire.
La banalisation de la vie politique ouvre alors la troisième étape du processus constituant : des crises de succession émergent, prenant le plus souvent la forme d’un conflit entre les nouvelles élites politiques et les juges constitutionnels. Ces derniers revendiquent d’avoir le dernier mot en matière constitutionnelle. Ainsi, le conflit ayant opposé la Cour suprême indienne à Indira Gandhi (p. 65 et suiv.) est une crise de succession. Dans ce conflit, les juges constitutionnels peuvent être soutenus par une partie des hommes politiques s’opposant aux prétentions du nouveau leader politique. Par exemple, l’issue du conflit opposant Jacob Zouma et les juridictions sud-africaines a dépendu du soutien d’une partie du Congrès national africain contre son ancien chef (p. 109 et suiv.).
Le succès de la revendication des juges constitutionnels entraîne la quatrième étape : la consolidation progressive de l’autorité des juges et de leur contrôle du respect de la constitution par les organes politiques. En France, la crise de succession aurait débuté avec la décision Liberté d’association rendue par le Conseil constitutionnel le 16 juillet 1971. Dans cette décision, le Conseil constitutionnel a accepté de procéder à un contrôle des lois au regard des droits et libertés garantis par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, par le préambule de la Constitution de 1946 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Ce faisant, le Conseil aurait introduit le contrôle de constitutionnalité des lois en France et créé les conditions de conflits successifs entre le Conseil constitutionnel, le Gouvernement et le Parlement. Ces conflits auraient cessé avec l’introduction de la Question prioritaire de constitutionnalité lors de la révision constitutionnelle de 2008. Cette révision marquerait en effet l’acceptation, par la classe politique française, de la légitimité des décisions du Conseil et la consolidation de leur autorité (p. 218 et suiv.).
Lorsque ce processus est clos, la constitution révolutionnaire est définitivement instaurée et protégée. L’ordre constitutionnel est stabilisé, car l’énergie politique de la révolution est épuisée.
Les échecs du processus constituant
La succession des quatre étapes décrites par B. Ackerman n’est pas nécessaire. En effet, l’auteur insiste sur les échecs de ce processus constituant. Dans plusieurs États étudiés, la constitutionnalisation du charisme révolutionnaire n’est pas parvenue à son terme. De tels échecs résultent selon B. Ackerman en des ordres constitutionnels fragiles. Il consacre le dernier chapitre de son ouvrage à la manière dont Donald Trump utilise l’élection des juges à la Cour suprême des États-Unis pour provoquer une évolution de l’interprétation de la Constitution, à propos par exemple du droit à l’avortement reconnu par la Cour dans l’arrêt Roe v. Wade de 1973. Aux yeux de l’auteur, loin d’être un dévoiement, cette pratique s’ancre dans une longue tradition états-unienne remontant au moment fondateur de l’Union. Les fondateurs ne seraient pas parvenus à constitutionnaliser l’énergie politique de la Révolution, privant les générations futures de ressources pour résoudre les crises de succession.
La Constitution états-unienne a ainsi subi de fréquentes tentatives, parfois réussies, pour en modifier le contenu (p. 386). À partir des années 1930, ces tentatives ont cessé de prendre la forme d’amendements. Dans son conflit avec la Cour suprême pour mettre en place le New Deal, Franklin Roosevelt parvint à obtenir un vaste soutien populaire lors des élections de 1936. Suivant le modèle du moment constituant révolutionnaire, il aurait dû utiliser cette énergie politique pour intégrer formellement le New Deal à la Constitution. Mais il fit le choix de l’utiliser pour menacer de réformer la Cour suprême en augmentant le nombre de juges en vue de réduire l’influence des juges défavorables à sa politique. Cette menace suffit à faire évoluer la jurisprudence de la Cour qui, à partir 1937, cessa d’écarter les lois du New Deal. Mais ce choix a ouvert la voie aux pratiques des présidents actuels, qui utilisent les nominations des juges à la Cour suprême pour faire évoluer l’ordre constitutionnel, au lieu d’employer la procédure des amendements qui permettrait au peuple des États-Unis d’exprimer clairement sa volonté.
B. Ackerman insiste aussi sur les spécificités de l’histoire constitutionnelle de chaque État, refusant de plaquer un modèle abstrait sur des réalités très différentes (p. 158). Par exemple, il explique bien que la crise de succession en Inde, pendant laquelle Indira Gandhi a emprisonné ses opposants, n’a rien à voir avec les pratiques de Gasperi lors des crises de succession en Italie.
Malgré ces précautions, certaines analyses auraient sans doute pu être plus nuancées. Concernant l’histoire constitutionnelle française en particulier, B. Ackerman estime par exemple que l’arrêt Arrighi du Conseil d’État du 6 novembre 1936 aurait eu pour effet de « priver les particuliers de la possibilité d’invoquer la Constitution pour contester l’action des autorités publiques » (p. 415). Or, dans cet arrêt, le Conseil d’État s’est certes déclaré incompétent pour contrôler incidemment la constitutionnalité d’une loi en vertu de laquelle des décrets avaient été adoptés. Mais il a accepté de procéder à un contrôle de la constitutionnalité d’actes administratifs n’ayant pas été adoptés en application d’une loi. Dans l’arrêt Société Eky du 12 février 1960, le Conseil d’État accepte ainsi explicitement de contrôler que le pouvoir exécutif respecte la Constitution de 1958. De même, avant la décision de 1971, le Conseil constitutionnel procédait en réalité déjà à un contrôle de constitutionnalité des lois : la décision de 1971 n’a fait qu’augmenter le nombre de normes de référence de son contrôle. Ces deux éléments contredisent l’idée de B. Ackerman selon laquelle il aurait fallu attendre la période allant de 1971 à 2008 pour voir émerger un contrôle juridictionnel de la constitutionnalité d’actes des organes de l’État. Pour être valide, une telle idée suppose de réduire le contrôle de constitutionnalité au contrôle des lois exercé par le Conseil constitutionnel au regard des droits et libertés garantis par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le Préambule de la Constitution de 1946 ou les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.
B. Ackerman propose une analyse stimulante des commencements des ordres constitutionnels, mobilisant une comparaison riche de l’histoire constitutionnelle de nombreux États. Pour en apprécier la portée, elle devra être lue au regard des prochains livres de la trilogie qui exposeront les autres types de processus constituants.
Bruce Ackerman, Revolutionary Constitutions. Charismatic Leadership and the Rule of Law, Londres, The Belknap Press of Harvard University Press, 2019, 472 p.