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Recension Société

Boire ou conduire

À propos de : J. Gusfield, La Culture des problèmes publics, Économica.


par Édouard Gardella , le 10 septembre 2009


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Les accidents de voiture sont-ils uniquement dus aux défaillances individuelles des conducteurs ? Comment se produit un tel consensus sur la solution d’un problème public ? À partir du cas de l’alcool au volant, l’ouvrage classique de Gusfield, enfin traduit en français, propose à la fois un schéma d’analyse des problèmes publics et une perspective culturelle sur l’action publique.

Recensé : Joseph Gusfield, La Culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique, Paris, Économica, « Études sociologiques », 2009 [1981]. Traduction et postface de Daniel Cefaï.

« Ce que nous ne pouvons imaginer, nous ne pouvons le désirer » [1].

La parution en français de La Culture des problèmes publics est tardive. Il a fallu près de trente ans pour que cet ouvrage, novateur au début des années 1980, devenu un classique de la sociologie de l’action publique, soit traduit. L’ouvrage traduit est augmenté d’une « postface » conséquente (100 pages) du traducteur, Daniel Cefaï, dont le fil rouge est une discussion critique du relativisme inhérent au constructivisme revendiqué par Gusfield. Cette traduction française ne peut donc pas vraiment se présenter sans ce travail d’introduction et de discussion de ce classique.

couverture

Les enjeux soulevés par cette postface peuvent cependant paraître bien « sérieux » pour tout lecteur qui tombe sur le sous-titre de l’ouvrage, lui-même relativement elliptique : « L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique ». L’objet peut sembler dérisoire, du point de vue des grands problèmes sociaux traités par les sciences sociales et l’action publique, et surtout par rapport à son explicitation, « la production d’un ordre symbolique ». Pourtant, au fil de la lecture, on saisit toute l’importance du choix d’un tel objet, dont la caractéristique heuristique est précisément son aspect consensuel : quelle institution ou organisation oserait aujourd’hui défendre publiquement qu’il est « bon » d’associer l’alcool et la conduite ? Un tel consensus sur la formulation et la résolution d’un problème public constitue précisément la trace d’une « culture », une façon de voir qui s’expose sous la forme d’un « ordre symbolique » et qui a réussi à s’imposer dans le domaine public.

Un modèle opératoire d’analyse des problèmes et de l’action publics

Cette « culture » n’est pas traitée comme un système de représentations abstraites ou inconscientes, expression d’un ensemble de fonctions sociales ou de tensions dans la structure sociale. Elle est décrite à travers les activités stratégiques et symboliques de ceux qui la portent et parviennent à l’imposer, et particulièrement, comme une matrice de procédés dramatiques et rhétoriques qui configurent le sens d’un problème.

Dès le premier chapitre, Gusfield explicite un « modèle » d’analyse des problèmes publics. Son originalité première est d’ouvrir des pistes claires pour relier directement sociologie des mouvements sociaux et sociologie des politiques publiques. Gusfield, fidèle à la tradition de la sociologie des problèmes sociaux, part du postulat qu’un problème public n’existe pas en soi, mais qu’il fait l’objet d’un travail collectif de construction. Pour décrire cette construction, il définit trois concepts interdépendants et opératoires : propriété, responsabilité causale et responsabilité politique. La « propriété » désigne la capacité, que certains groupes ont et que d’autres n’ont pas selon les enjeux, « à créer ou à orienter la définition publique d’un problème » [2]. La « responsabilité causale » désigne l’agent qui est vu comme la cause du problème public. Et la « responsabilité politique » désigne les institutions publiques chargées de résoudre le problème public. L’interdépendance entre ces concepts est claire : certains propriétaires vont défendre une formulation du problème public qui lui attribue tel faisceau de causes, orientant vers telle résolution, qui sera prise en charge par telle politique publique ; mais d’autres groupes, qui n’ont pas réussi à s’imposer comme « propriétaires », auraient pu défendre une autre formulation, définissant d’autres causalités, invoquant d’autres rapports de causalité, portés par d’autres politiques publiques.

Si l’ouvrage aborde quelques éléments de mise sur agenda et de mise en œuvre d’une action publique, il ne s’attarde cependant pas sur cette dimension « structurale » (ou « sociale »), comme la nomme l’auteur. L’ouvrage se centre sur la construction de la responsabilité causale, et son apport majeur réside surtout dans la perspective dramaturgique que l’auteur propose d’adopter sur l’action publique.

Une analyse « dramaturgique » de l’action publique

L’auteur dissocie analyse de « la structure sociale », qui renvoie aux mécanismes d’autorité, de contrôle et de déviance, et analyse culturelle, qui porte sur des « significations publiques ». Si Gusfield reconnaît que ces deux dimensions doivent certes être réunies dans une étude exhaustive, il utilise ici les éléments d’analyse structurale pour alimenter son analyse dramaturgique. Il cherche volontairement à ne voir la réalité qu’avec un seul œil, pour montrer toute la fécondité et la pertinence de l’analyse dramaturgique. Il s’appuie principalement sur les outils de la rhétorique, de la sémiotique, de l’analyse dramatique de Kenneth Burke et de l’anthropologie culturelle de Victor Turner.

La perspective culturelle sur l’action publique part de la question suivante : pourquoi la définition et la solution d’un problème public sont-elles formulées d’une certaine manière, et pas autrement ? Pour y répondre, l’analyse dramaturgique offre des outils pour décrire comment cette formulation a été mise en scène et en sens. La question sur l’alcool au volant devient : comment le comportement individuel du conducteur est-il publiquement présenté, à coup de métaphores et de métonymies, comme le principal responsable des accidents de la route ? L’analyse dramaturgique explicite la dimension expressive et esthétique par laquelle l’alcool au volant est publiquement catégorisé comme un problème. Elle déplace la focale par rapport au point de vue utilitaire et instrumental de l’action publique. Gusfield adopte une « perspective par incongruité » inspirée de Burke [3]. L’attention est ainsi dirigée sur les procédés rhétoriques et rituels qui soutiennent l’argumentation de deux instruments centraux dans la lutte contre l’alcool au volant : la science et le droit. Les deux parties de l’ouvrage en découlent directement : la science, qui produit un « ordre cognitif », est analysée comme si elle était un art littéraire ; le droit, qui produit un « ordre moral », est appréhendé comme s’il accomplissait des rites et produisait des mythes. L’auteur suit ainsi le fil d’une critique de la loi ne se contentant pas simplement de « résoudre les conflits », comme dans une vision strictement fonctionnaliste. Il donne à voir une loi créatrice d’un ordre moral qui distribue des places moralement hiérarchisées. La conjonction de l’ordre cognitif et de l’ordre moral produit un « ordre symbolique » : la fiction d’une « société » ordonnée est ainsi produite.

Ce faisant, Gusfield aborde quelques éléments d’analyse structurale : d’autres conceptions du problème public existent, portées par d’autres groupes ; la façon dont cette solution est mise en œuvre sur le terrain ne correspond pas nécessairement à la façon dont elle est construite sur la scène publique. Mais ces éléments d’analyse structurale ne sont pas étudiés pour eux-mêmes. Ils semblent plutôt alimenter le postulat de l’ouvrage selon lequel la formulation publique « dominante », mise en scène comme cohérente et ordonnée, résulte en fait d’un important travail de construction au sein de l’arène publique, puisqu’elle n’a rien de naturel ni même d’hégémonique.

Plusieurs imputations causales, associées à des « propriétaires » potentiels différents, sont possibles. La théorie selon laquelle les accidents de voiture relèvent principalement du comportement individuel, portée et diffusée depuis les années 1920 par le Conseil de sécurité nationale et le Traffic Safety Movement, ne paraît en rien évidente. Une arène publique s’est en effet constituée dans les années 1960 autour du mouvement concurrent de la « sécurité automobile ». Au lieu de localiser la cause de l’accident dans l’individu, ce mouvement déplace le problème sur ses conséquences (les dégâts matériels et corporels), pour mieux pointer les réticences des constructeurs automobiles à renforcer la solidité et la sûreté des véhicules vendus. Spécifiquement sur le problème de l’alcool au volant, la responsabilité peut se déplacer sur le fait de pouvoir faire démarrer un véhicule tout en étant trop alcoolisé (alors qu’un système d’éthylotest articulé au système de démarrage pourrait ainsi empêcher une conduite sous l’influence de l’alcool). Gusfield ne retrace pas la controverse dans tous ses détails, en particulier en analysant les ressources mobilisées par ces mouvements sociaux. Mais, en la mentionnant [4], il montre que des façons alternatives de voir un phénomène sont toujours possibles. L’ordre symbolique, qui peut paraître naturel à un moment donné, provient d’une construction. De même, quand il décrit les étapes par lesquelles passe l’application effective d’une peine pour conduite sous influence de l’alcool (CSIA) [5], il ne le fait pas pour décrire précisément la mise en œuvre et ses éventuels « problèmes » d’effectivité [6]. En soulignant un écart entre la condamnation morale très forte dans le droit de la CSIA par rapport aux autres infractions au Code de la route (vue comme un comportement antisocial, irresponsable, criminel), et la relative tolérance vis-à-vis de cette infraction dans les interactions entre citoyens, policiers et juges, il cherche à souligner les règles propres à la construction d’une « culture publique », en distinguant clairement les scènes [7].

L’auteur pointe ainsi une double construction de l’ordre symbolique : une construction de la façon dont le « problème public » est formulé et dont sa solution s’organise (en termes d’ordre cognitif et d’ordre moral) ; une construction de « l’autorité » dans la façon de prétendre prendre en charge un problème public (la science et le droit se disent dans des styles particuliers qui manifestent leur impartialité, gage de leur autorité). La science et le droit sont-ils vraiment impartiaux, légitimes, efficaces ? La réduction dramaturgique présuppose une mise en suspens méthodologique de cette interrogation. L’auteur s’inscrit ainsi clairement dans une analyse interactionniste classique. Il ne cherche pas seulement à expliquer un comportement objectif (l’alcool en général, l’alcool en public, l’alcool au volant, ou les accidents de la route). Il s’intéresse surtout à « la réponse sociale qui lui donne sens » [8]. Ici, l’étude de la réponse sociale qui donne du sens aux phénomènes « accident de la route » et « alcool au volant » se centre sur les discours scientifiques et juridiques qui construisent une formulation du phénomène [9]. L’argument culturel réside alors dans la dimension symbolique de l’alcool, figure du désordre social. L’enjeu de l’ouvrage s’inscrit clairement dans la filiation d’une des problématiques classiques de l’interactionnisme symbolique : la construction de l’ordre social. La focale est ici pointée sur la dimension symbolique de cette construction, à laquelle la science et le droit contribuent de façon substantielle.

Une analyse dramaturgique de la statistique et de la loi

Gusfield définit une perspective, l’analyse dramaturgique, pour exhiber la dimension « culturelle » des écrits revendiquant pourtant une fonction directement instrumentale : la science (ici la statistique) et le droit (ici la loi).

La grille de l’analyse rhétorique est appliquée au corpus des rapports scientifiques sur l’alcool au volant. L’auteur part d’une distinction classique selon laquelle la poésie fonctionne par métaphore et la science par métonymie. Il critique la prétention à la généralisation par inférence (figure de la métonymie), et souligne l’usage de métaphores. À la lumière des acquis de la sociologie des sciences, et notamment de la sociologie des statistiques [10], on peut lire l’argumentation de Gusfield comme une tension implicite entre une approche internaliste et une approche externaliste, qui se résout par moment dans une approche pragmatique.

La critique internaliste reste dans ce qu’on pourrait appeler un « cadre de vérité », c’est-à-dire dans la croyance selon laquelle une vérité est accessible par la science. Dans un souci d’améliorer l’approche de cette vérité, la critique pointe les limites de validité des travaux statistiques en explicitant les présupposés implicites qui guident le choix des hypothèses, soulignant que d’autres hypothèses sont possibles : « Le système des questions posées exclut des façons alternatives de poser le problème ». Il montre l’acharnement avec lequel les statistiques cherchent à démontrer une forte corrélation entre CSIA et taux d’accidents de la route, y compris mortels. Il critique alors le fondement de la définition de la CSIA (par un taux d’alcool dans le sang uniforme), ainsi que l’uniformité des effets induits de ce taux sur les diverses physiologies et morphologies de chacun. Il pointe l’absence d’explicitation des limites propres à l’échantillonnage : pour pouvoir induire des corrélations, il faut aussi savoir quelle est la proportion du total des événements existants représentée par l’échantillon prélevé. Autrement dit, la corrélation entre CSIA et accidents mortels pose le problème du nombre de CSIA qui non seulement n’ont pas causé d’accident mortel, mais aussi qui n’ont pas été perçus et/ou enregistrés dans les données [11]. Enfin, il s’appuie sur l’arène publique qui avait été ouverte par Ralph Nader et le mouvement des consommateurs dans les années 1960. Les études statistiques cherchant à mettre en évidence les déterminants des accidents de la route sélectionnent certaines hypothèses et l’étude de certaines corrélations, sans justifier cette sélection. Gusfield se livre ici à une critique des présupposés normatifs du programme de recherche de « l’accidentologie ». Ainsi, ne sont que très peu étudiées, à son époque, les corrélations entre le taux d’accident mortels et l’âge, le sexe, les années d’expérience de conduite, le type de route… En somme, il souligne la focalisation importante sur « l’alcool » comme déterminant crucial des accidents de la route. En l’absence de justification théorique, cette focalisation relève de l’introduction du jugement moral dans le jugement scientifique.

Mais Gusfield tire de sa critique interne une critique externe : la science peut s’analyser, telle un texte littéraire, comme une « fiction » ; elle s’appuie sur un « style du non-style » [12], donnant l’illusion d’accéder à une vérité (en fait toujours factice). Il souligne, à partir d’un exemple précis décortiqué dans le chapitre 4, les figures de style utilisées pour conférer une « autorité » à la démarche statistique montrant les méfaits de l’alcool au volant. Mais au cœur même de cette écriture blanche se logent des métaphores qui distribuent des rôles : le buveur en société (Monsieur Tout-le-Monde) et « l’ivrogne tueur » (condamnable moralement, mais redevable ensuite d’un traitement médical).

Cette tension problématique entre internalisme et externalisme semble parfois se résoudre dans une posture pragmatique ne se contentant pas d’analyser le moment de la production en en démontant les « illusions » d’autorité [13], mais qui se rend attentive aux transformations d’un texte au gré de ses usages par des récepteurs engagés dans différents contextes. Si, dans un rapport scientifique, l’énonciation est modalisée par l’insistance sur la pluralité des facteurs possibles et l’incertitude pesant sur le degré de corrélation, la reprise du seul « résumé » de l’article scientifique dans un discours public conduit à une assertion fondée en vérité, certaine, indubitable, orientant une action publique sûre de son fait. Par ce type d’analyse, on voit bien que c’est l’attention aux diverses scènes et à leurs règles propres d’énonciation publique qui rend compte du glissement d’un résultat scientifique modeste et explicitement limité (donc d’une convention encore ouverte) à un axe de politique publique certain des acquis de la science (donc à une convention fermée, masquant par là son caractère de convention). Gusfield dessine ainsi un cadre d’analyse pragmatique, qui délimite l’arène dans laquelle se produit la « culture publique » comme ordre symbolique, en la distinguant du régime de discours ayant cours dans l’arène scientifique. Mais cette distinction des arènes n’est pas toujours très claire.

Dans son analyse de la loi comme mythe et comme rite, il s’attache à souligner ce que ces discours produisent comme ordre moral. En restant dans une perspective internaliste (les catégories du droit énoncent une vérité), il montre comment, par des oppositions entre types de conducteurs, la loi contribue à produire la fiction d’une « société » ordonnée, en mettant d’un côté les comportements « normaux » et de l’autre les comportements « déviants » [14]. Son analyse montre comment les corpus législatifs ont fait de la CSIA un « crime », donc une faute sans commune mesure avec les autres infractions au Code de la route. Ces discours et pratiques publics, au niveau du gouvernement, du Parlement et de la Cour d’appel, organisent de façon rituelle la condamnation morale de l’alcool au volant et produisent le mythe de l’ordre moral. Mais Gusfield prend un malin plaisir à souligner le décalage existant avec le niveau de l’ordre négocié produit par les interactions quotidiennes et routinières entre juges, policiers et conducteurs alcoolisés [15].

A-t-on alors affaire à un discours critique soulignant l’écart entre les intentions de la loi et de l’action gouvernementale, et la « réalité » des pratiques des street-level bureaucrats [16] ? À un écart entre les objectifs d’une politique publique (la « décision ») et la réalité de ses résultats (son « évaluation »), pour souligner son inefficacité ? À un discours critique révélant un écart entre fonction explicite et fonction latente ? Voire, au dévoilement d’une hypocrisie des élites au pouvoir ? Non. Parce que Gusfield défend une perspective culturelle distincte d’une analyse structurale, centrée sur le mode de production d’un ordre symbolique.

Cependant, Gusfield semble parfois glisser abusivement d’une distinction analytique entre les scènes à une divergence empiriquement observable entre loi et pratiques. Autrement dit, tantôt il adopte la perspective culturelle pour elle-même, en restant indifférent à toute analyse instrumentale de l’action publique ; tantôt il rechausse subrepticement les lunettes instrumentales pour souligner une ineffectivité de la loi et ainsi justifier son analyse culturelle, sans prendre le temps d’observer les interactions entre les divers niveaux d’application de la loi. Il insiste en effet sur la séparation entre « ordre symbolique » de la loi et « ordre négocié » [17]. Cette séparation, qui peut relever de deux perspectives d’analyse différentes, devient parfois in fine un appui pour souligner le caractère « illusoire » de l’autorité de la loi, et ainsi justifier la pertinence de l’analyse culturelle (en particulier sa dimension externaliste). Il semble alors flirter, de façon implicite, avec le constructivisme réaliste, où une réalité est décrite comme « construite » (ici, l’ordre moral produit par la loi), par contraste avec un autre niveau de réalité, qui ne serait, elle, pas construite (ici, l’ordre négocié des expériences quotidiennes).

Ce flou entre constructivisme relativiste, constructivisme réaliste et analyse pragmatique des usages provient de la clarté avec laquelle il énonce sa propre posture : « l’ironie olympienne », selon laquelle le sociologue, tel un dieu de l’Olympe, reste au-dessus de la mêlée.

Ironie et imagination sociologique

Dans le dernier chapitre, Gusfield revendique la « perspective de l’ironie sociologique ». Au-delà d’une utilité des sciences sociales dans des résolutions instrumentales et d’une critique dénonciatrice, cette perspective revient à une forme de critique par distance et non-engagement. Ce qui pose le problème du relativisme introduit par le chercheur dans son objet d’étude. Cependant, au vu de quelques indices parsemés dans l’ouvrage, on serait tenté de dire que Gusfield ne tient pas cette position jusqu’au bout, non seulement dans ce qu’il écrit, mais aussi et surtout, dans l’absence d’analyse structurale détaillée. Prenons un exemple pour essayer de fonder notre critique.

« Cette théorie du “conducteur incompétent” a été l’un des principaux cadres par lesquels le problème de l’alcool au volant est devenu le cœur de l’accidentologie. L’attention aux individus peut être mise en regard des cadres alternatifs qui se focalisent sur l’ “insécurité automobile” comme sujet de préoccupation. Comme nous l’avons dit, de tels foyers d’attention ne sont pas les résultats directs et nécessaires d’une réalité extérieure et objective, mais sont façonnés en profondeur par l’organisation sociale et culturelle, qui attire l’attention dans certaines directions et qui l’éloigne de certaines autres » [18].

Cette phrase peut illustrer l’ambiguïté de la position tenue par Gusfield dans l’ouvrage vis-à-vis du constructivisme. Attribuer la cause des accidents de la route au comportement individuel n’est pas le reflet d’une caractéristique objective des accidents de la route. D’autres définitions de ce problème public sont possibles : problème de sécurité des automobiles, problème du débit de boisson, problème de l’accès facile à l’alcool, problème de la qualité des chaussées… L’organisation sociale (les « propriétaires » du problème public qui se sont imposés) et culturelle (la définition qui s’est imposée) joue dans le modèle de Gusfield, mais il ne traite que de la dimension culturelle, en la reliant de façon lâche à la dimension structurale. Or rien n’est dit dans l’ouvrage sur le degré de détermination de ces catégories culturelles par les rapports de force entre propriétaires. Ces « catégories » de saisie et d’interprétation du phénomène « accident de la route » sont-elles simplement le reflet de rapports de pouvoir entre groupes d’intérêt ? Le « relativisme » vis-à-vis de l’accident de la route se transforme-t-il en « réalisme » des rapports de pouvoir ? [19] Ou bien certaines catégories apparaissent-elles plus « audibles » que d’autres, selon les scènes et en raison des caractéristiques intrinsèques à la situation considérée comme problématique ? En l’absence d’étude détaillée des raisons et des causes qui ont amené à une évolution des « propriétaires », et du rapport que cette évolution entretient avec l’évolution des catégories de saisie du phénomène, il paraît délicat de trancher.

Il est même permis de remettre en cause sa distance ironique « olympienne ». L’essentiel de l’ouvrage est consacré à l’analyse de la rhétorique « dominante », c’est-à-dire celle qui place dans l’individu la responsabilité causale des accidents et qui situe « l’ivrogne tueur » au plus haut degré de dangerosité. Aucun passage n’analyse de façon aussi systématique les mobilisations, qui ont en partie réussi à redéfinir la responsabilité causale, se focalisant sur « la sécurité automobile ». Il manque ainsi une réelle mise en œuvre du « principe de symétrie ». Elle aurait permis non seulement d’étudier la façon dont les catégories de jugement des accidents de la route sont entrées en compétition (et quelles ressources les acteurs ont pu mobiliser, quelle rhétorique et quels mythes, donc quelles constructions alternatives d’un ordre symbolique ont été proposées), mais encore de voir comment l’une a pu s’imposer. Sans analyse suivie de la controverse, il est tentant de penser que Gusfield a, quoi qu’il en dise, fait œuvre critique de la conception dominante des accidents de la route et de la conception morale qui « pèse » sur l’alcool au volant et sur l’ivresse en général dans une société qu’il qualifie de rationalisée [20]. On aurait même envie de dire que ce « retrait » apparent et proclamé constitue un procédé rhétorique particulièrement efficace pour renforcer l’aspect décapant de la description, qui paraît ainsi « objective », donc « plus scientifique » qu’un ouvrage militant.

Mais, plus important, la posture olympienne ne permet pas de bien séparer la mise en évidence d’une « pluralité de réalités possibles » [21], d’une critique constructiviste relativiste. La postface proposée par Daniel Cefaï, tout en soulignant cette indétermination dans l’ouvrage, trace des pistes « pragmatistes ». Elle replace cette controverse dans son contexte d’émergence, en la resituant dans les années 1960, dans les débats autour de la question de la « déviance » [22]. Mais la postface discute aussi de front ce problème épineux, en proposant au fil du texte des repères pragmatistes pour dépasser les réductions inhérentes aux divers constructivismes. Cette proposition puise dans le pragmatisme de Mead : le pluralisme des « réalités possibles », des « perspectives objectives » dirait Mead, ne signifie pas un « relativisme » mais un « perspectivisme » [23]. Ce qui signifie que le pragmatisme meadien oriente l’attention vers la pluralité des réalités possibles, en les considérant comme constitutives de toute situation. Ainsi, aucune n’a, a priori, la primauté sur les autres (c’est le fondement du principe de symétrie mis en œuvre par l’histoire des sciences). La question de recherche revient à retracer la façon dont une ou plusieurs versions de la réalité se sont imposées face aux autres versions proposées.

La conclusion qu’on peut tirer de cet ouvrage est claire : un ordre symbolique, ancré dans la production d’un ordre cognitif et moral, constitue une culture publique qui a ses règles propres de production. La relation théorique qu’elle entretient avec l’analyse structurale et avec l’ordre négocié des interactions quotidiennes reste certes floue. La culture publique n’est pas à comprendre comme une « fiction » au sens d’irréel ; cette fiction produit des effets de réel. Ces effets atteignent leur paroxysme lorsque certaines formulations alternatives d’un problème, et donc certaines solutions, deviennent impensables ; ou plus précisément, en arrivent à être inacceptables publiquement. La perspective dramaturgique donne les outils pour décrire la façon dont cet ordre symbolique est produit. Par là-même, elle ouvre des perspectives alternatives, avec une portée critique. En essayant de prolonger ce geste critique dans un certain sens, celui du pragmatisme, on peut tenter de prendre appui sur le pluralisme et le perspectivisme, pour développer l’imagination sociologique par la description publique des autres « réalités possibles » portées par le long cortège des perdants oubliés de l’histoire et des marginaux de l’ordre symbolique. Sa force critique passe ainsi par la description des multiples possibilités objectives ouvertes dans chaque situation. La sociologie peut alors proposer des voies imaginaires et, par là, ouvrir des possibilités nouvelles de désir.

Photo (cc) : Stathis_1980

par Édouard Gardella, le 10 septembre 2009

Pour citer cet article :

Édouard Gardella, « Boire ou conduire », La Vie des idées , 10 septembre 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Boire-ou-conduire

Nota bene :

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Notes

[1J. Gusfield, La Culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique, Paris, Économica, «  Études sociologiques  », 2009 [1981], p. 7.

[2Gusfield, ibid., p. 11. La proximité avec le concept d’«  entrepreneur de morale  » (Becker) est explicitée par l’auteur (note 1, p. 11).

[3K. Burke, Attitudes Toward History, New York, The New Republic, 1937, p. 308-311.

[4Gusfield, ibid., p. 39-51.

[5Gusfield, ibid., p. 149-160.

[6Voir cette limite soulignée dans la postface (p. 299-300) par une mise en regard avec l’étude, classique en sociologie de l’action publique, de J.-G. Padioleau sur la lutte contre le tabagisme.

[7C’est d’ailleurs par cette distinction analytique des scènes et des perspectives que Gusfield justifie l’absence de discussion du concept d’«  hégémonie culturelle  » de Gramsci (p. 210-211) : le niveau de l’interaction quotidienne et son ordre négocié montrent bien que l’ordre moral produit par la loi ne s’impose pas mécaniquement sur les acteurs. En bon sociologue de la culture, Gusfield n’infère pas le processus de réception du processus de production. Il les dissocie, en restant attentif à la diversité des usages en situation (qui peuvent aussi être moins tolérants que la loi).

[8Gusfield, ibid., p. 172.

[9Pensons ici au célèbre Crash de David Cronenberg (1996), où l’accident de la route est le lieu d’investigation et d’investissement des rapports entre la brisure du corps, le sexe, l’ivresse, l’esthétique et la mort. Soit, d’une tout autre matrice symbolique possible.

[10A. Desrosières, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 2000 (1993).

[11Ce qui est désigné, en sociologie de la déviance, comme le «  chiffre noir  ».

[12Gusfield, ibid., p. 96.

[13Par exemple : «  Mon objectif est de comprendre quelles sont les conditions de possibilité de connaissance et comment elle prend différentes formes dans différents contextes  » (ibid., p. 74).

[14Opposition qu’il rattache plus largement à une opposition propre aux cultures des sociétés industrielles, entre temps de relâchement et temps de contrôle (ibid., p. 169 et sq.).

[15Gusfield, ibid., p. 176-177.

[16Les «  street-level bureaucracies  » sont les organisations étatiques dont les agents interagissent directement avec les usagers, ayant ainsi un pouvoir discrétionnaire important dans la mise en œuvre d’une politique publique (M. Lipsky, Street-level bureaucracy, New York, Russel Sage Foundation,1980).

[17«  Le drame public suit ses propres règles et crée un ordre spécifique. […] Les actions publiques suivent leurs propres règles de décorum. Ces règles ne sont pas celles qui dominent dans les espaces de la vie privée  » (Ibid., p. 200-203).

[18Gusfield, ibid., p. 33.

[19Pour ce passage d’un relativisme des points de vue à un réalisme du point de vue du sociologue, ancré dans un facteur déterminant en dernier ressort, voir : M. de Fornel, C. Lemieux, «  Quel naturalisme pour les sciences sociales  ?  », in ibid. (dir.), Naturalisme versus constructivisme  ?, Paris, EHESS, «  Enquête  », 2007, p. 9-25 (plus précisément, p. 12-16).

[20Gusfield, ibid., p. 168 et sq.

[21Gusfield, ibid., p. 3.

[22Gusfield, ibid., «  postface  », p. 225-234.

[23Pour une analyse de la vaste littérature américaine discutant les orientations idéalistes opérées par H. Blumer du travail fondateur de G. H. Mead, en particulier sur la place de la contrainte dans l’interactionnisme, voir la préface signée Daniel Cefaï et Louis Quéré à la nouvelle traduction de L’Esprit, le Soi, la Société de G. H. Mead (Paris, PUF, «  Le lien social  », 2006).

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