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Dossier / Bioéthique : le don en débat

Bioéthique : qui doit décider ?
Entretien avec Ruwen Ogien


par Ariane Poulantzas & Pascal Sévérac , le 11 février 2011


Pour Ruwen Ogien, les appels à la « dignité humaine », à « l’intérêt supérieur de l’enfant », à la « personne potentielle », ne sont que des nuages de fumée destinés à masquer le conservatisme discriminatoire de la législation bioéthique. Récusant tout paternalisme, le philosophe préconise de remettre la décision aux personnes concernées, hors de tout contrôle étatique ou médical.

La Vie des Idées : Pour la seconde fois, les lois de bioéthique sont révisées. Seule la levée de l’anonymat a été sérieusement envisagée, mais très vraisemblablement ces lois seront revotées presque à l’identique. Il n’a jamais été question de revenir sur les indications de l’AMP (Assistance Médicale à la Procréation) : « seuls peuvent en bénéficier les couples hétérosexuels, mariés ou faisant preuve de vie commune depuis deux ans, en âge de procréer ». Exit donc les couples homosexuels, les femmes célibataires, les femmes de plus de 40 ans ainsi que l’insémination post mortem. Comment expliquez-vous la frilosité de la France ?

Ruwen Ogien : Je vois trois raisons principales à la « frilosité » française : 1) la persistance du paternalisme politique et médical : ce n’est pas au citoyen moyen de décider ce qui est bien pour lui, surtout dans ce domaine de la vie et de la mort où son incompétence est notoire ! 2) une certaine forme de dogmatisme à propos du modèle familial, soutenu à la fois par les institutions religieuses et une bonne partie des psychanalystes. Les seules personnes compétentes pour former une famille sont jeunes, de sexe différent et engagées dans une relation stable. 3) la volonté de justifier la législation par des grands principes, comme celui de la dignité humaine, ce qui exclut toute approche pragmatique.

En fait, tout notre dispositif bioéthique est conceptuellement bancal. Il repose sur deux gros piliers intellectuels qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre. 1) D’un côté, un appel de plus en plus systématique à l’idée de « dignité de la personne humaine », inspirée de Kant et affichant une prétention à l’universalité. [1] 2) De l’autre, une référence constante, tantôt explicite tantôt implicite, à un certain modèle familial qui n’a rien d’éternel ou d’universel : un père et un seul, une mère et une seule, dans une relation stable. C’est ce modèle familial qui sert à justifier l’exclusion hors du dispositif de l’assistance médicale à la procréation des gays, des lesbiennes, des veuves, des célibataires et des femmes jugées trop âgées ; c’est ce modèle qui justifie aussi le refus de lever l’anonymat des donneurs (ce qui laisserait ouverte la possibilité d’avoir deux pères, génétique et d’intention) et celui de la légalisation de la grossesse pour autrui (qui laisserait ouverte la possibilité d’avoir deux mères, selon l’ovocyte et selon la gestation). [2]

La Vie des Idées : Pensez-vous par conséquent que dans les lois de bioéthique la référence à « la dignité de la personne humaine » ne soit au fond qu’un… « cache-sexe », qui serve avant tout à masquer certaines normes implicites constitutives du modèle de famille défendu ?

Ruwen Ogien : Ce modèle familial est jugé supérieur aux autres sans autre raison que des préjugés culturels et des hypothèses psychologiques plutôt fumeuses sur l’« intérêt de l’enfant ». En tout cas, il n’a rien d’universel et on ne voit pas très bien pourquoi il exprimerait mieux que n’importe quel autre la dignité de la personne humaine. C’est pourquoi je me suis permis de dire que les deux piliers officiels des lois bioéthiques étaient sans rapport conceptuel.

Il est intéressant, je crois, de prendre le temps d’analyser les implications de la tendance, très présente chez les juristes et les politiques, à faire reposer tout le dispositif sur la notion de dignité de la personne humaine. Dans ce contexte, cette notion est, à mon avis, inutile et dangereuse.

Dans les premières lois sur la bioéthique de 1994, puis dans la loi révisée de bioéthique de 2004, on peut identifier les trois mêmes règles d’orientation générale : anonymat (pour le don de sperme ou d’ovocytes), consentement (dans tous les cas) et gratuité (une bonne partie des lois bioéthiques repose sur le principe de gratuité : les éléments et produits du corps humain peuvent être donnés à certaines conditions, mais ne peuvent pas faire l’objet d’une transaction à caractère commercial). [3]

Depuis quelque temps, certains juristes estiment que derrière ces trois règles on retrouve une même inspiration : l’idée de dignité de la personne humaine. Mais c’est une interprétation contestable. En réalité, ces trois règles reposent sur des bouquets de normes diverses. C’est au nom du modèle familial, de l’intérêt dit « supérieur » de l’enfant et de la protection de la vie privée du donneur qu’on essaie de justifier l’anonymat du don de gamètes (sperme et ovocyte), pas au nom de la dignité humaine. C’est au nom de l’efficacité des campagnes promotionnelles (qui marcheraient mieux quand il est fait appel à l’altruisme), et de la sécurité sanitaire (qui serait mieux garantie quand les donneurs sont désintéressés, dit-on à tort), qu’on essaie de justifier la gratuité des prélèvements de sang, pas au nom de la dignité humaine.

On entend souvent dire, néanmoins, que l’idée de dignité humaine est au fondement du principe de non commercialisation du corps humain qui inspire l’ensemble des lois de bioéthique.

La Vie des Idées : Contestez-vous que la commercialisation du corps humain soit contraire à la notion de « dignité humaine » ?

Ruwen Ogien : Il serait absurde de nier que le principe de non commercialisation du corps humain occupe une grande place intellectuelle dans ces lois. Toute la question est de savoir pourquoi il en est ainsi. Est-ce vraiment pour des raisons éthiques profondes, éternelles, universelles, comme le respect dû à la personne humaine et au corps qui la représente ? N’est-ce pas plutôt à cause de certains préjugés liés à notre culture, à certaines « conventions » propres à nos sociétés, qui n’ont rien d’éternel ou d’universel ?

Dans toutes les sociétés, il y a des choses qu’on peut vendre et acheter et d’autres pas. Mais le tracé de la ligne de partage entre les deux n’est pas fixe. Il peut bouger selon l’état des techniques et de la sensibilité sociale. Pourquoi serait-il interdit de penser que, progrès de la médecine aidant, on pourrait voir les parties et les produits de notre corps non plus comme des choses quasi sacrées, constitutives de notre identité, mais comme des objets aussi remplaçables qu’une table de cuisine ou une machine à laver ?

Ce point de vue déflationniste, qui désacralise le corps humain, ses produits, ses parties, ses fonctions, n’est pas facile à défendre dans le débat public présent, car il semble exclu par la dénonciation massive du phénomène dit de « marchandisation du corps humain ». Il n’est pourtant pas moins logique et étayé par les faits que le point de vue inverse qui sacralise le corps humain, ses produits, ses parties, ses fonctions, en tant que support de la personne et de sa dignité.

Finalement, l’idée de dignité de la personne humaine est inutile pour justifier les aspects principaux des lois de bioéthique. Elle n’est peut-être même pas au fondement du principe de non commercialisation du corps humain !

La Vie des Idées : Cette idée de dignité humaine n’est-elle pas au moins liée à l’idée de consentement, le troisième membre du trio des règles bioéthiques ?

Ruwen Ogien : Non, le consentement n’est pas une notion dérivée de l’idée de dignité de la personne humaine. Les deux notions peuvent même entrer en conflit. C’est le cas, lorsque l’idée de dignité de la personne humaine sert à annuler la valeur du consentement, comme on l’a vu lors de l’affaire dite du « lancer de nain ». [4] Même si vous êtes une personne de petite taille qui consent à participer à ce genre de spectacle, vous n’avez plus le droit de le faire, parce que c’est contraire à votre propre dignité ! Le débat juridique a clairement montré que dignité humaine et consentement pouvaient être des notions en conflit. Bref, la notion de dignité humaine ne sert pas à justifier le consentement mais à lui imposer des limites « objectives ».

Je dois dire que je n’aime pas beaucoup cet usage de la notion de dignité humaine ! Il est paternaliste en ce sens qu’il définit ce qui est bien pour les gens sans tenir compte de leur opinion à cet égard. Si cet usage se répandait, certaines libertés individuelles durement acquises (comme la liberté de ne pas procréer ou de se suicider) pourraient être menacées. C’est pourquoi il me paraît dangereux.

La Vie des Idées : Estimez-vous donc qu’en matière de bioéthique (AMP, dons d’organes, mort assistée), aucun encadrement juridique ne soit légitime ? Le vide juridique, en la matière, est-il souhaitable, ou lui préférez-vous une forme de législation qui formaliserait la notion de « consentement éclairé » ?

Ruwen Ogien : Il me semble que, dans ces domaines si intimes de la vie et de la mort, la décision finale devrait être laissée aux principaux concernés, c’est-à-dire, dans le cas de la procréation aux femmes ou aux parents d’intention, et, dans le cas de la fin de vie, aux mourants. En soutenant que c’est aux parents d’intention et aux mourants que devrait revenir la décision finale en matière de procréation et de fin de vie, je sais que je m’expose à l’accusation de vouloir faire porter tout le poids d’un choix parfois tragique à des personnes particulièrement vulnérables, alors qu’il s’agit d’une affaire qui concerne la société dans son ensemble et ses mécanismes de solidarité. Mais ce que je défends seulement, c’est un droit que les personnes concernées ne sont évidemment pas obligées d’exercer, si elles n’en ont pas la force ou la volonté. Sous le prétexte, parfois, de ne pas faire porter tout le poids de la responsabilité de décisions si difficiles à des personnes vulnérables, c’est ce droit lui-même qu’on voudrait exclure par la loi en donnant, par exemple, tout le pouvoir de décider aux médecins ou à des agents de l’État. [5] C’est ce glissement que je conteste et non, bien sûr, l’aide aux personnes qui doivent prendre de telles décisions lorsqu’elles la demandent et la solidarité à leur égard, une fois qu’elles l’ont prise.

La Vie des Idées : Il y a aussi une autre objection : on peut considérer qu’il serait injuste de laisser la décision finale aux parents ou aux mourants, car cette décision implique beaucoup d’autres personnes – les médecins, l’enfant, la famille et pourquoi pas la société dans son ensemble, qui doit subventionner ces actes. N’est-il pas injuste de ne pas tenir compte de leur avis aussi, de ne pas leur laisser un droit d’ingérence ?

Ruwen Ogien : Prenez le droit d’avorter : il concerne aussi les médecins, les enfants à naître, la famille en général et la société dans son ensemble. Mais aucun défenseur sérieux du droit d’avorter ne semble penser que c’est une raison suffisante pour priver la femme du droit absolu de prendre la décision finale durant les douze premières semaines de la grossesse au moins. La liberté des médecins de refuser de pratiquer un avortement, qui est reconnue, ne suffit pas à limiter ce droit.

Il existe, certes, des restrictions au droit d’avorter après la douzième semaine qui privent la femme de la décision finale. Au delà de cette période, c’est un collège de praticiens qui décide, selon certaines règles tacites concernant le bien-être de la mère ou de l’enfant à naître : pas d’interruption de grossesse, si le fœtus est porteur d’un bec de lièvre ou s’il ne lui manque qu’un seul membre, etc. Ces règles me paraissent arbitraires, paternalistes. En fait, même dans ces cas, c’est à la femme que devrait, à mon avis, revenir la décision finale.

C’est selon le modèle d’un droit d’interrompre volontairement une grossesse non limité par des ingérences arbitraires que j’envisage l’encadrement de la liberté de procréer et du droit de mourir. Ces droits et libertés demandent, comme tous les autres, la protection de l’État contre tous ceux qui refusent de les reconnaître et font obstacle violemment à leur mise en œuvre, ainsi que des garanties sur le caractère « libre » et « éclairé » des décisions des principaux concernés.

La Vie des Idées : Qu’est-ce qu’un « consentement éclairé », selon vous ?

Ruwen Ogien : Je n’ai pas de définition du consentement à proposer, et aucune nouvelle liste de conditions du consentement libre et éclairé à faire valoir. Tout ce que je peux dire, c’est que, dans le domaine de la vie et de la mort surtout, il me semble qu’il faut éviter ce qu’on peut appeler l’acharnement herméneutique. [6] Lorsqu’un patient incurable ne formule aucune demande d’aide active à mourir ou de suicide assisté, lorsqu’il préfère rester en vie, même dans certaines conditions difficilement supportables, alors que le coût est extrêmement élevé pour lui-même, ses proches et la société, on estime que sa décision doit être respectée. Les affirmations du patient qui veut continuer à vivre dans ces conditions sont prises à la lettre. On ne cherche pas leur sens psychologique caché. Personne n’est censé pouvoir dire, publiquement du moins : « Le fait qu’il veut continuer à vivre dans ces conditions est pathologique. Son attitude s’explique par une certaine psychorigidité, un dédain arrogant pour son entourage et une peur irrationnelle de la mort. Il ne faut pas en tenir compte ».

Mais lorsqu’un patient incurable, qui a conservé ses capacités cognitives, formule une demande d’aide active à mourir ou de suicide assisté réitérée, lorsqu’il affirme qu’il ne veut pas rester en vie dans certaines conditions qu’ils jugent répugnantes, on change de façon de raisonner. On considère que ses affirmations n’ont pas de sens littéral. C’est un « appel » qu’il faut décoder. Il exprime la honte, la solitude, la souffrance ou d’autres choses du même genre, mais ce n’est pas la manifestation d’une authentique volonté de mettre fin à sa vie. [7]

Je vois ce traitement inégal des deux demandes comme une forme d’injustice épistémique. On n’accorde pas le même crédit à des propositions qui expriment pourtant autant la volonté de la personne. Un autre exemple d’injustice épistémique est celle qui pousse certaines féministes à estimer que, dans le cas des relations sexuelles, non c’est non, mais oui, ce n’est pas oui. C’est ce qui les conduit à penser qu’il ne faut jamais prendre à la lettre les affirmations des femmes qui disent se prostituer librement et toujours prendre à la lettre les affirmations des femmes qui disent se prostituer sous les menaces les plus horribles. En matière de consentement, ce qu’il faut éviter, entre autres, c’est ce genre d’injustice épistémique.

La Vie des Idées : Dans votre livre La vie, la mort, l’État. Le débat bioéthique (Grasset, 2009), vous dites qu’« un système pénal rationnel ne devrait pas contenir de “crimes sans victimes” ». Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par « crime » et surtout par « victime » ?

Ruwen Ogien : Lorsque je parle de « crime sans victime » je fais référence à une notion qui est utilisée en philosophie du droit pour qualifier trois classes d’actes bien précises. [8] 1/ les offenses à des entités abstraites ou symboliques (comme « Dieu », la « Patrie », l’ « hymne national » », le « drapeau de la nation »), 2/ les activités auxquelles nul n’a été contraint de participer et qui ne causent aucun dommage direct à des « tiers », c’est-à-dire à des personnes physiques qui ne sont pas impliquées directement dans l’activité (comme les jeux d’argent ou les relations sexuelles entre personnes consentantes de quelque nature qu’elles soient), 3/ les conduites qui ne causent des dommages directs qu’à soi-même (comme la toxicomanie ou le suicide).

Dans tous ces cas, on peut, en effet, se demander « Où sont les victimes ? », c’est-à-dire « Où sont les personnes physiques, concrètes, qui ont subi des dommages contre leur gré » ? La question a même un petit côté absurde pour les atteintes aux drapeaux, aux hymnes nationaux, à la Patrie, aux Dieux, ou aux pages glorieuses de l’histoire. On ne voit pas très bien comment il serait possible de faire du mal (ou du bien) à ce genre d’entités !

C’est sous l’influence des penseurs des Lumières (Montesquieu, Beccaria, Voltaire), que des législateurs en sont venus à considérer qu’un régime pénal rationnel et raisonnable devait renoncer à sanctionner les « crimes sans victimes ». Et c’est dans cet esprit que les lois réprimant l’homosexualité furent abrogées au moment de la Révolution française de 1789.

On peut dire, en gros, que c’est à propos de la criminalisation de la sodomie et d’autres relations sexuelles désapprouvées au nom de la « nature » ou de la « morale » que la question « Où sont les victimes, au fait ? » a commencé à se poser. Dans La vie, la mort, l’État. Le débat bioéthique, je me demande seulement si nous ne pourrions pas nous la poser, aussi, à propos de l’encadrement coercitif de la procréation et de la fin de vie. Ma réponse est que le suicide assisté sous ses différentes formes, la gestation pour autrui, l’aide médicale à la procréation pour les gays, les lesbiennes et les femmes jugées « trop âgées », et même le clonage reproductif ne visent nullement à causer des torts à quiconque : ce sont bien des « crimes sans victimes » qu’il est injuste de pénaliser.

La Vie des Idées : En matière de procréation médicalement assistée, vous contestez donc toute référence à la « dignité humaine » comme limitant le consentement des « principaux concernés » ; c’est ce qui vous permet de soutenir la cause de la gestation pour autrui, la commercialisation des gamètes, ou l’avortement même tardif. L’enfant à venir ne peut donc en aucun cas, pour vous, être « victime » de quoi que ce soit, dans la mesure où il est encore « potentiel ». La question de son « intérêt », certes purement spéculative puisqu’il n’existe pas encore, est-elle donc dénuée de tout fondement ?

Ruwen Ogien : Laissez-moi d’abord insister sur le fait que c’est, en effet, la référence à la dignité humaine que je conteste en tant que clause d’annulation de la valeur du consentement ou du consentement mutuel, dans le cas de la grossesse pour autrui, entre autres. Mais j’admets, évidemment, toutes les autres clauses d’annulation bien connues dans le droit des contrats : informations défectueuses, tromperie délibérée, usage de la menace et de la force, abus de faiblesse, etc. Ce sont des clauses claires, parfaitement intelligibles, que personne ne pourrait rejeter. Mais l’« atteinte à la dignité humaine » ? S’il n’y a eu ni informations défectueuses ni tromperie délibérée, ni usage de la menace ou de la force, ni abus de faiblesse, à quoi la notion fait-elle référence exactement ? En quoi est-ce une raison claire, intelligible, que personne ne pourrait rejeter de remettre en cause la valeur du consentement ou du consentement mutuel ?

Pour ce qui concerne le statut de l’embryon ou du fœtus, c’est une question difficile, à laquelle j’essaie de répondre indirectement. Ma stratégie principale consiste à évaluer les conséquences des attributions de personnalité actuelle ou potentielle aux entités anténatales comme on peut les appeler. J’insiste sur les absurdités auxquelles elles pourraient donner lieu. Ainsi, l’idée qu’un embryon pourrait subir le même genre de préjudice qu’un enfant déjà né aurait l’implication peu attrayante que la destruction intentionnelle d’une éprouvette contenant un embryon devrait être considérée comme un meurtre ou, pire encore, comme un meurtrecommis sur un mineur.

Autre stratégie indirecte : je pars d’une réflexion sur le droit d’avorter pour faire remarquer que rares sont les philosophes et les théologiens qui ont défendu une prohibition absolue de l’avortement. À l’exception de quelques fanatiques, ils ont toujours considéré qu’il était permis en cas de viol, d’inceste, de malformation importante du fœtus et de danger grave pour la vie de la mère. Il n’y a aucun équivalent pour les enfants nés. La plupart de ceux qui admettent des exceptions à l’interdit d’avorter n’étendent pas ce régime aux enfants nés. Ils ne soutiennent pas qu’il serait tolérable de tuer les enfants nés d’un viol, d’un inceste, mal formés ou mettant en danger la vie de la mère. Par ailleurs, ils ont tendance à considérer qu’il est moins grave de tuer un fœtus (en avortant) que de le blesser (en faisant preuve de négligence pendant la grossesse, ou en lui portant atteinte intentionnellement). Une fois l’enfant né, la norme s’inverse. Il est plus grave de le tuer que de le blesser intentionnellement (même si le mieux, bien sûr, est de ne faire ni l’un ni l’autre).

C’est un des paradoxes de l’avortement sur lesquels j’insiste, car il me paraît très éclairant. Il montre que les entités anténatales ne sont jamais traitées de la même façon que les enfants nés, quels que soient les convictions morales ou religieuses, ou l’état de la science.

L’accroissement considérable de nos connaissances concernant le développement du système nerveux du fœtus pourrait donner des arguments contre le droit d’avorter, passé un certain délai, à tous ceux qui jugent immoral de faire souffrir des êtres vivants, même des êtres auxquels il est difficile de reconnaître une conscience personnelle ou des droits individuels. La reconnaissance de la continuité biologique entre l’embryon et l’enfant né pourrait soutenir les vues de ceux qui demandent de traiter les deux avec le même respect. Avec la diffusion de l’imagerie médicale et de films montrant le développement de l’enfant conçu depuis l’embryon jusqu’à la naissance, une certaine sensibilité au sort des entités anténatales s’est répandue, même parmi les défenseurs les plus radicaux du droit d’avorter. La notion de « personne potentielle » a été mise en avant pour justifier l’idée que le droit d’avorter n’impliquait pas que l’embryon ou le fœtus puisse être traité comme un objet qu’on peut utiliser à sa guise ou détruire à volonté. [9] Pourtant, aucun de ces changements importants des connaissances, de la sensibilité et même de l’ontologie (avec l’apparition des « personnes potentielles ») n’a réussi à éliminer les paradoxes de l’avortement et le régime d’exception dont il bénéficie, même chez ses opposants les plus virulents.

Ce que montrent les nombreuses réflexions juridiques et extra juridiques sur la question de l’avortement, c’est qu’il n’existe pas de devoir incontesté d’aller jusqu’au bout d’une grossesse simplement parce qu’elle est engagée. Il vaut mieux, dans ces conditions, laisser les personnes libres de prendre les décisions qu’elles jugent appropriées dans leur propre cas, hors de toute contrôle étatique ou médical des motivations.

La Vie des Idées : Dans votre « catalogue ontologique », n’existent ni les êtres potentiels, ni les êtres collectifs. Or n’y a-t-il pas, dans cette position, un présupposé nominaliste consistant à affirmer que n’existent que des entités individuelles actuelles ? Le collectif, ainsi que l’imaginaire et les valeurs qui le constituent, n’ont-ils pas, pour chacun, une réalité tout aussi importante que les individus eux-mêmes ? Et ne peut-on pas alors porter atteinte au collectif, même si on ne nuit pas directement, et concrètement, à tel ou tel individu ? Par exemple, la répression de l’insulte à caractère raciste, sexiste, homophobe ou religieux est-elle pour vous illégitime ?

Ruwen Ogien : Il faut, je crois, séparer complètement les questions ontologiques et les questions éthiques ou politiques. Elles sont conceptuellement indépendantes. On peut parfaitement être holiste, c’est-à-dire défendre une ontologie dans laquelle existent des êtres collectifs et dans laquelle les individus ne préexistent pas aux relations sociales, et plaider pour les libertés individuelles les plus larges possibles : liberté de conscience, d’expression, liberté de procréer ou de ne pas procréer, etc. C’est mon cas, et celui de la plupart des progressistes de gauche.

Inversement, on peut être atomiste, c’est-à-dire défendre une ontologie dans laquelle les individus préexistent aux relations sociales et dans laquelle les entités collectives sont des fictions, tout en plaidant pour de larges restrictions dans les libertés individuelles, assimilées à des expressions répugnantes de « permissivité morale ». C’est le cas des néoconservateurs à la Thatcher (il y en a toujours !), qui nient l’existence des « sociétés », tout en plaidant pour l’ordre moral.

Je ne crois pas du tout que la répression de l’insulte à caractère sexiste, raciste ou homophobe soit illégitime. Mais je ne chercherais certainement pas à la justifier en invoquant une ontologie holiste ou le réalisme des valeurs. Je ferais plutôt appel à des principes normatifs, déontologiques, contractualistes ou conséquentialistes. Ainsi, le principe de non nuisance aux autres, qui est purement normatif, pourrait suffire à exclure ce genre de comportement. Or ce principe ne repose pas sur une ontologie spécifique. Il est ontologiquement neutre.

Pour un déontologiste, il faut toujours respecter certains droits fondamentaux, comme celui de vivre sans subir de discriminations ou d’humiliations du fait de son origine ethnique, de son genre ou de son orientation sexuelle. Ce qui exclut les insultes racistes, sexistes, ou homophobes à caractère discriminatoire ou humiliant.

Pour un contractualiste, il faut toujours respecter les intérêts des parties concernées, aboutir à des normes que personne n’aurait de raisons de refuser. Or les femmes, les minorités ethniques et les homosexuels auraient des raisons de rejeter des normes qui ne les protègent pas de la discrimination ou de l’humiliation. Ce qui exclut les insultes racistes, sexistes, ou homophobes à caractère discriminatoire ou humiliant.

Pour le conséquentialiste, il faut maximiser le plaisir ou le bien en général et minimiser les souffrances ou le mal en général. De ce point de vue des normes qui excluent les insultes sexistes, racistes, homophobes à caractère discriminatoire ou humiliant sont justes, parce qu’elles visent à maximiser le bien ou à minimiser le mal.

Aucun de ces principes ne repose sur une ontologie spécifique. Tous sont ontologiquement neutres.

par Ariane Poulantzas & Pascal Sévérac, le 11 février 2011

Pour citer cet article :

Ariane Poulantzas & Pascal Sévérac, « Bioéthique : qui doit décider ?. Entretien avec Ruwen Ogien », La Vie des idées , 11 février 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Bioethique-qui-doit-decider

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Frédérique Dreifuss-Neitter, «  Le principe cardinal est le respect de la dignité de la personne humaine  », propos recueillis par Anne Chemin et Cécile Prieur, Le Monde, 10 juin 2009.

[2Les études du Conseil d’État, La révision des lois de bioéthique, 6 mai 2009.

[3Stéphanie Hennette-Vauchez, Le droit de la bioéthique, Paris, La Découverte, 2010  ; Valérie Gateau, Pour une philosophie du don d’organes, Paris, Vrin, 2009.

[4Hélène Thomas, «  Du lancer de nain comme canon de l’indignité : le fondement éthique de l’état social  », Raisons politiques, 6, 2, 2002, p. 37-52.

[5Jacques Milliez, L’euthanasie du fœtus. Médecine ou eugénisme  ? Paris, Odile Jacob, 1999, p. 53-67.

[6Voir mon La vie, la mort, l’État. Le débat bioéthique, Paris, Grasset, 2009, p. 122-126.

[7Marie de Hennezel, «  Permettre la mort  », dans Doit-on légaliser l’euthanasie  ? André Comte-Sponville, Marie de Hennezel, Axel Kahn, sous la direction d’Alain Houziaux, Paris, Les Éditions de l’atelier, 2004, p. 75-101.

[8Joel Feinberg, Harmless Wrongdoing. The Moral Limits of Criminal Law, vol. IV, Oxford, Oxford University Press, 1988.

[9Philippe Kitcher, «  Les vies potentielles  », dans Jean Gayon et Daniel Jacobi, (dir.), L’éternel retour de l’eugénisme, Paris, PUF, 2006, p. 271-287.

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