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Essai Économie

Au delà du PIB, et après ?


par Éloi Laurent , le 1er décembre 2020


Quels indicateurs sociaux et économiques peuvent permettre de changer nos modes de production pour les rendre plus justes et compatibles avec la sauvegarde de l’environnement ? Quelles sont les conditions politiques et économiques d’un tel changement ? Réponse d’Éloi Laurent à Étienne Espagne.

Cet essai répond à la recension du livre d’Eloi Laurent, Sortir de la croissance, par Étienne Espagne.

Les travaux d’Étienne Espagne sur les politiques climatiques et leur financement, au confluent de l’économie environnementale et du développement, ont déjà su s’imposer au niveau international. Étienne Espagne incarne bien la nouvelle génération française d’économistes de l’environnement, en bonne partie issue de l’écosystème (tropical) du CIRED (Centre international de recherche sur l’environnement et le développement), remarquable de par la combinaison d’une précoce visibilité académique et d’une volonté revendiquée d’influence sur les politiques publiques. Je suis donc particulièrement reconnaissant à la Vie des Idées de m’avoir invité à répondre à sa lecture attentive et à ses éclairantes réserves, dont je le remercie.

Il me semble utile de commencer par expliquer l’objet des deux livres dont Sortir de la croissance – Mode d’emploi constitue le premier volet, j’engagerai la discussion chemin faisant avant d’en venir au cœur des critiques, justes et constructives, qu’Étienne Espagne m’adresse.

Les limites du rapport Stiglitz

Ma réflexion se cristallise début 2019, à l’approche du dixième anniversaire du Rapport Stiglitz sur la mesure de la croissance économique et du progrès social. Celui-ci fut conçu et mené à bien en large part à l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques) où je travaille depuis presque vingt ans. Deux limites de ce travail collectif m’apparaissent alors clairement.

La première est un double défaut d’articulation entre bien-être social et soutenabilité environnementale : le Rapport soutient que « l’évaluation de la soutenabilité est complémentaire de la question du bien-être actuel…et doit donc être examinée séparément » avant de mettre en garde contre les tentatives de « combiner bien-être actuel et soutenabilité en un seul indicateur ». Cette option méthodologique, qui a notamment conduit à dissocier les parties 2 et 3 du Rapport, est à la fois statistiquement légitime et problématique en cela qu’elle conduit à isoler deux mesures dont l’enjeu actuel est précisément la confrontation. C’est bien parce que nous avons la conviction que notre bien-être d’aujourd’hui dégrade le bien-être humain futur que leexs crises écologiques nous tourmentent. Ce choix reflète en outre l’absence de cadre d’analyse directeur du Rapport, les mesures du bien-être alternatives au PIB et à sa croissance dont il défend la pertinence n’étant pas intégrées dans une vision d’ensemble des interrelations entre systèmes humains et écosystèmes.

La seconde limite, à mes yeux, est un double défaut d’encastrement dans le débat public : non seulement du point de vue des réformes institutionnelles pratiques et des politiques publiques qui pourraient donner vie aux indicateurs alternatifs, mais aussi et peut-être surtout du fait du manque d’engagement des citoyen(ne)s dans la définition de leur propre bien-être, lacune dont la création du collectif FAIR s’est voulue la réponse [1].

De ces deux limites naissent deux programmes de travail en vue de la « transition du bien-être », l’un analytique, l’autre politique. L’ordre de présentation que j’adopte ici est réversible : une fois convaincu de la nécessité de sortir de la croissance, on peut commencer par considérer les moyens institutionnels de cette sortie avant d’envisager les horizons communs de l’après-croissance ; mais on peut, tout aussi bien, d’abord définir le nouvel horizon de bien-être soutenable à viser avant de penser les conditions pratiques de la sortie de la croissance. C’est la logique que je privilégie dans cette réponse.

Première exigence : comment comprendre, non pas la rupture méthodologique mais la continuité conceptuelle entre bien-être et soutenabilité ?

Le moyen que je propose dans Sortir de la croissance consiste à considérer bien-être, résilience et soutenabilité comme une évaluation du même indicateur à trois horizons de temps imbriqués, trois « temps du bien-être », que j’appelle les « trois horizons de l’humanité au XXIe siècle ». Mais il faut préciser le type de dimensions du bien-être qui pourrait le mieux faire office de variable d’état. Dans Et si la santé guidait le monde ?, je propose dans ce rôle un tableau de bord de la santé humaine dont l’espérance de vie est l’indicateur clé. En référence au second Rapport Beveridge, je nomme ce tableau de bord « la pleine santé ».

La pleine santé fait d’abord référence à la plénitude du bien-être humain, dans la lignée de la définition de l’OMS de 1946 : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. » Le terme anglais « health » partage la même racine indo-européenne que le mot français « holistique », qui vise la totalité d’un phénomène ou d’une question. La pleine santé souligne donc la solidarité sanitaire entre humains, tellement évidente au temps du Covid-19 : ma santé ne peut pas s’épanouir en dégradant la tienne. Mais la pleine santé actualise cette définition pour y intégrer la santé des écosystèmes qui sous-tend la nôtre.

Pleine santé s’entend donc comme la santé d’une humanité pleinement consciente de l’importance vitale de son environnement et dont les systèmes économiques n’ont de sens et d’avenir qu’encastrés dans la biosphère, qui leur a donné la vie, les nourrit et les emportera dans sa chute si elle devait advenir. En somme, la pleine santé inscrit une espérance de vie elle-même sociale dans un cadre encore plus large, le défi écologique.

Cette mise en lumière de la santé comme indicateur alternatif essentiel au PIB et à sa croissance – parce qu’indicateur-médiateur par excellence entre les humains et le reste de la Nature – permet à mon sens de s’extraire des débats encore trop économicistes qui entoure la révélation de l’ampleur des inégalités de revenu et de richesse.

Étienne Espagne a raison à ce sujet de rappeler que l’impératif de croissance économique est inscrit au cœur de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, dont le point aveugle est justement la question écologique. On pourrait dans la même veine rappeler l’hostilité déclarée au dépassement du PIB d’un autre empiriste des inégalités, Branko Milanović, farouche partisan d’une croissance dont ses propres travaux montrent à quel point elle masque la dynamique des inégalités de revenu.

On remarquera néanmoins avec un réel intérêt que le projet en voie d’aboutissement des « Distributional National Accounts (DNA) » par l’équipe du Laboratoire sur les inégalités mondiales est désormais explicitement placé sous l’égide de l’agenda au-delà du PIB [2] tandis que la critique du PIB surgit dans le dernier ouvrage co-écrit par Esther Duflo, au nom de la conception trop étroite du bien-être humain qui le sous-tendrait [3].

Revenons au choix de la santé comme indicateur clé du bien-humain au XXIe siècle. Une fois celui-ci fait (qui comporte bien entendu ses propres limites), demeure entière la question de son opérationnalisation politique. C’est ici que la critique d’Étienne Espagne est la plus forte, au sujet de ce qu’il nomme à juste titre « les conditions politiques d’une remise en cause structurelle » du PIB.

Deuxième exigence : comment mettre en œuvre des moyens institutionnels susceptibles de faire aboutir la « transition du bien-être » ?

Comment faire en sorte que les nouvelles façons de voir ne restent pas lettre morte (ou plutôt chiffre mort) mais conduisent à la mise en œuvre de nouvelles manières de faire ?

On notera d’abord sur ce point que de nombreuses initiatives se sont développées depuis le Rapport Stiglitz : FAIR, qui a poursuivi sa route, la Well-being Alliance (WeALL), crée depuis peu et qui peut déjà revendiquer de beaux succès [4], mais aussi une kyrielle d’initiatives régionales, nationales et locales dont un récent colloque de l’OCDE [5] et au moins deux volumes à paraître [6] rendent compte.

Les deux tentatives selon moi les plus abouties, que je détaille dans Sortir de la croissance, méritent d’être rappelées ici : la Finlande et surtout la Nouvelle-Zélande. La question n’est donc pas tant de s’interroger avec un brin de fatalisme sur la possibilité réelle de gouverner une économie au XXIe siècle avec des indicateurs de bien-être mais plutôt de s’inspirer avec beaucoup d’enthousiasme des autorités publiques qui le font déjà.

Etienne Espagne m’interpelle cependant à raison sur un point stratégique : quelle coalition sociale et politique pourrait, par exemple dans un pays comme la France, porter un agenda de sortie de la croissance ? Une première réponse consiste à revenir sur les conditions d’entrée dans la croissance, au moment de la création et de la généralisation du PIB, pour constater qu’il n’a été porté par aucune coalition. Il s’est imposé entre le milieu des années 1930 et celui des années 1940 à la faveur de trois déterminants : un moment de crise des indicateurs économiques (la grande dépression), une nécessité politique (en sortir) et une émulation internationale derrière un pays leader réputé devoir être imité (les États-Unis). De ce triple point de vue, la période actuelle est loin d’être défavorable.

Mais, en effet, la grande force du PIB est institutionnelle. La croissance n’est pas un indicateur mais un imaginaire encastré dans des institutions, une structure mentale incrustée dans une structure politique. En sortir suppose donc bien deux étapes : construire un nouveau récit et actionner des leviers de réforme (en l’occurrence, dans le cas finlandais comme néo-zélandais, les finances publiques).

Mais ici intervient une autre critique d’Étienne Espagne au sujet de mon ouvrage : son impensé capitaliste. Il n’y a pas, comme il le dit justement, de définition du capitalisme dans Sortir de la croissance alors même que je défends l’idée que sortir de la croissance et sortir du capitalisme ne sont pas des processus équivalents. Pour tenter de corriger cette sérieuse lacune, je vois au moins trois définitions du capitalisme : celle de Braudel, celle de Marx et celle de Bellamy Foster (le capitalisme comme manipulation du temps économique ; le capitalisme comme disjonction entre l’exercice du travail et la propriété des moyens de production ; le capitalisme comme disjonction entre l’exercice du travail et les flux de matières sur lesquels il repose). À l’aune de ces définitions, il ne m’apparaît toujours pas de relation consubstantielle entre capitalisme et croissance du PIB.

Faut-il sortir du capitalisme pour sortir de la croissance ?

Pour répondre plus avant, sans originalité aucune, je ne crois pas en l’existence du Capitalisme, mais des capitalismes (la variété des capitalismes attestant précisément de l’avantage comparatif suprême du capitalisme qui est sa capacité de métamorphose). Je ne crois donc pas me contredire en affirmant que le capitalisme actuel, à l’œuvre dans certains mais pas dans tous les pays capitalistes, est bien un capitalisme néo-libéral financiarisé et technologique, destructeur de la Biosphère, dont il faut s’extraire pour notre bien et que l’on peut opposer à des formes de capitalisme (et peut-être même des types de capitalisme) où les régulations environnementales et sociales contiennent les dégâts sociaux et écologiques potentiels des intérêts et des forces du capital. En clair, le capitalisme de Trump, obsédé par la croissance et parfois célébré en France pour ses enviables « performances économiques », me paraît incroyablement dangereux, mais ce n’est pas celui de Roosevelt (le mandat le plus social de l’histoire des États-Unis) ni celui de Nixon (le mandat le plus écologique). Non seulement je n’ai pas d’objection fondamentale au capitalisme finlandais tel qu’il est, mais j’en aurai encore moins lorsque la Finlande aura abandonné la croissance comme horizon social et qu’elle demeurera capitaliste pour autant.

À dire vrai, mon point d’entrée institutionnel n’est pas le capitalisme, mais l’État providence. Étienne Espagne a raison de dire que la coopération sociale nordique et ses vertus ont préexisté au capitalisme, mais elles ont trouvé dans lÉtat providence et ses politiques sociales une puissance et une permanence inédites (l’évolution de la société suédoise au XXe siècle vers la justice sociale, puis sociale-écologique en est une illustration).

Je pense, comme lui, que « les indicateurs alternatifs seuls seront assez peu susceptibles de modifier la croissance » : c’est même pour cette raison que j’ai écrit ces deux livres, qui appellent en renfort les imaginaires et les institutions. Parce que la sortie de la croissance est placée sous l’égide d’un État providence appelé à devenir un État social-écologique, les forces sociales qui pourraient la porter sont, il me semble, moins énigmatiques qu’il n’y paraît. Il ne me semble pas invraisemblable de penser qu’au sortir de la crise du Covid-19, se forme dans certains pays européens une coalition pour défendre et prolonger l’État providence, dont les citoyenn(e)s qui ont la chance de pouvoir en bénéficier (30 % de l’humanité) ressentent sans doute en 2020 pour la première fois depuis longtemps l’importance vitale.

C’est ce qui rend l’expérience de Jacinda Ardern en Nouvelle-Zélande si décisive : venue d’un horizon politique traditionnellement progressiste, elle a su convaincre son électorat, preuves à l’appui, que la forte croissance du PIB pendant les dix ans qui ont précédé son arrivée au pouvoir avait masqué la dégradation des conditions de vie de la majorité de la population. Elle a ensuite administré la preuve qu’il était possible de gouverner les finances publiques à l’aide d’indicateurs de bien-être. Enfin, et surtout, elle a montré toute l’utilité sociale de la transition du bien-être face à l’épreuve du feu du Covid-19, en adoptant bel et bien la santé comme boussole dans la tempête.

La crise écologique globale, dont nous avons sous les yeux une manifestation brutale, est une crise de l’économie, au double sens du système social (economy) et du système de pensée (economics). C’est, contrairement à ce que l’on entend beaucoup, une crise éminemment interne au système économique. Le mélange d’ignorance et d’arrogance avec lequel la vaste majorité des économistes professionnels abordent encore cet immense défi n’est pas soutenable pour la discipline. Au contraire, la transition écologique a besoin d’une économie socialement utile, bornée en amont par la biophysique et en aval par l’éthique, conception dans laquelle, me semble-t-il, s’inscrivent les travaux d’Étienne Espagne. C’est ce que signifie, concrètement, sortir de la croissance. Et c’est ce qui justifie que l’on imagine l’après.

par Éloi Laurent, le 1er décembre 2020

Pour citer cet article :

Éloi Laurent, « Au delà du PIB, et après ? », La Vie des idées , 1er décembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Au-dela-du-PIB-et-apres

Nota bene :

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À lire aussi


Notes

[1Sur ce point, voir Florence Jany-Catrice et Dominique Méda, « The Forum for Alternative Indicators of Wealth : Beyond GDP, democratically » in É. Laurent (ed.) The Well-being Transition : Analysis and Policy, Palgrave/Mac Millan, à paraître 2021. Voir aussi Dominique Méda, « Promouvoir de nouveaux indicateurs de richesse : histoire d’une ‘cause’ inaboutie », FMSH-WP-2020-145, juin 2020.

[2Une ambiguïté demeure cependant, puisque certaines présentations du LIM annoncent le projet de DNA comme celui d’un « PIB des inégalités ».

[3Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo, Économie utile pour des temps difficiles, Seuil, 2020.

[4Voir le site de WeALL et notamment le programme “Wellbeing Economy Governments (WEGo)” dont font partie l’Ecosse, l’Islande, la Nouvelle-Zélande et le Pays de Gall, pour une snythèse, voir Rabia Abrar “Building the Transition together : WEAll’s Perspective on Creating a Wellbeing Economy” in É. Laurent (ed.) The Well-being Transition : Analysis and Policy, Palgrave/Mac Millan, à paraître 2021.

[6Plough A. (ed.), Well-Being : Expanding the Definition of Progress, Oxford University Press, 2021 et Hayden A, Gaudet C, Wilson J (eds) (forthcoming), Beyond GDP, Toward Sustainable Wellbeing : International Experiences, Canada’s Options. University of Toronto Press, Toronto, 2021.

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