La romancière indienne Arundhati Roy, après le succès mondial de son premier roman, a décidé de rompre avec la littérature pour se consacrer à l’engagement politique. Mais pour quel type d’écriture ? Quelle est la part de la fiction dans l’essai ?
La romancière indienne Arundhati Roy, après le succès mondial de son premier roman, a décidé de rompre avec la littérature pour se consacrer à l’engagement politique. Mais pour quel type d’écriture ? Quelle est la part de la fiction dans l’essai ?
Arundhati Roy est une romancière, essayiste, et militante indienne de langue anglaise née en 1961 d’un père brahmane et d’une mère chrétienne dans le village communiste d’Ayemenem, au Kérala. [1] Elle reçoit une formation d’architecte et écrit d’abord des scénarios de film avant d’écrire un premier roman, The God of Small Things, paru en 1997. Ce roman indien de langue anglaise connaît un succès mondial immédiat et reçoit le Booker Prize l’année de sa parution. Néanmoins, un an plus tard, Roy annonce quitter l’écriture romanesque pour se consacrer entièrement au militantisme.
Ce départ explique pourquoi le parcours littéraire de Roy est habituellement divisé en trois temps – celui de la gloire fulgurante avec le premier roman, suivi d’une période intermédiaire, généralement décrite comme le temps du militantisme et qui dure vingt ans, puis le deuxième roman, The Ministry of Utmost Happiness en 2017. Cette chronologie demande à être revue d’une part parce que Roy annonçait déjà en 2007 qu’elle préparait un second roman [2], et ensuite parce que l’auteure, dans son discours comme dans sa pratique, récuse cette séparation entre écriture de fiction et écriture militante. Ses récits de fiction sont traversés des questions qui hantent ses essais et produisent, dans leur manière même de traiter les langues et de réinventer le sensible, du politique. Roy dénonce par ailleurs l’usage trompeur du terme « écrivaine-militante » dans son essai « The Ladies have feelings » (février 2001) :
L’étiquette d’« écrivain-militant » censée rendre compte de mes activités professionnelles me fait doublement sourciller. D’abord parce qu’elle vise à diminuer à la fois les écrivains et les militants. Elle cherche à réduire les potentialités de l’écrivain, son ampleur, son envergure. Elle suggère, d’une certaine façon, qu’il est par définition trop veule pour faire preuve de la clarté d’esprit, de la rigueur, du raisonnement, de la passion du courage, de l’audace et, si besoin est, de la vulgarité que suppose une prise de position publique sur des questions politiques. Inversement, l’étiquette suggère que les militants se situent à l’extrémité la plus grossière, la plus raffinée du spectre intellectuel. Qu’ils sont des « preneurs de position » professionnels, et que, par conséquent, ils sont incapables de complexité et de subtilité intellectuelle, ne manifestant qu’une compréhension des choses primaire, simpliste et partisane. (« L’écrivain-militant » 2003, p. 196).
Dans ce portrait d’Arundhati Roy, je m’intéresse tout particulièrement à ses essais et à la « méthode » Roy d’une écriture pratiquant échos thématiques et formels entre fiction et non-fiction et nouant enjeux locaux et globaux. L’article analyse les difficultés liées à la position de Roy en tant que militante appartenant de naissance à la caste privilégiée brahmane et occupant par défaut une place parmi l’élite culturelle indienne écrivant essentiellement en anglais. Aussi, dans ce portrait, je m’emploie à analyser les réceptions globales et locales de l’auteure. Cette position soulève le problème du monopole de la parole critique et militante par l’élite. Au-delà d’un débat autour des questions de légitimité de la parole, les essais de Roy nous rappellent à la nécessité d’une distinction entre militantisme global, auquel elle appartient pleinement, et militantisme spécifique, qu’elle observe, documente, relaie et soutient de l’extérieur, mais aussi à la nécessité de leur convergences et jonctions.
En 1998, alors que l’Inde renouvelle son engagement dans la course à l’armement nucléaire contre le Pakistan, Roy annonce qu’elle cessera d’écrire des romans pour se consacrer à l’écriture militante et publie l’essai intitulé « La fin de l’imagination ». La thèse en est que la bombe nucléaire crée un état de menace perpétuelle et signe ainsi la fin de l’imagination critique et dissidente. De manière rétrospective, on ne peut s’empêcher de lire aussi dans ce titre l’annonce d’une autre fin (ou du moins d’une longue interruption), celle de sa carrière d’auteure de fiction : « Plus j’y pensais plus il m’apparaissait que si la notoriété était appelée à devenir mon quotidien, elle finirait par me tuer » (2003, p.25).
À aucun moment Roy ne récuse la portée politique de la fiction. Elle confirme d’ailleurs que Le Dieu des petits riens est « certes une œuvre de fiction, aussi engagée néanmoins que n’importe lequel de mes essais » (« L’écrivain militant », 2003, p.185). L’écrivaine avoue ne porter aucun crédit à une distinction d’ordre ontologique entre le fictionnel et le non-fictionnel et leurs effets sur le réel, et précise que la distinction qu’elle opère tient au rapport au temps que chacun des deux modes implique et tient à la technique empruntée pour raconter une histoire : « la fiction prend pour moi la forme d’une danse, alors que l’essai m’a été arraché par le monde souffrant et brisé dans lequel je me réveille chaque matin » (ma traduction). [3] La marche évoque une action plus directe : « Je prône la circonspection. La discrétion, la prudence, la mesure, la subtilité, l’ambiguïté, la complexité […] Mais faut-il vraiment qu’un écrivain soit constamment ambigu ? […] N’est-il pas vrai, ou du moins théoriquement possible, qu’il existe des moments dans la vie d’un peuple ou d’un pays où le climat politique exige que l’écrivain le plus raffiné prenne ouvertement position ? (« L’écrivain militant » 2003, p.186).
La différence entre fiction et non-fiction chez Roy serait d’ordre formel et stylistique plutôt que thématique. À cet égard, Émilienne Baneth-Nouailhetas, dans sa contribution au volume Globalizing Dissent, note « une continuité idéologique remarquable qui lie sa seule œuvre de fiction avec le reste de ses essais » (ma traduction). [4] Son dernier roman, The Ministry of Utmost Happiness, l’atteste à nouveau, notamment autour de la question de Cachemire, où l’on retrouve les traces d’un engagement remontant au moins au début des années 2000 lorsque l’écrivaine était partie auprès des insurgés indépendantistes cachemiris et s’était engagée auprès de Mohammed Afzal, condamné à la peine de mort suite à l’attaque armée contre le Parlement de Delhi en décembre 2001.
Inversement, ses essais ne sont pas de simples écrits de propagande et sont profondément marqués par des questions de style et de point de vue : « Il n’existe pas d’histoire unique. Seulement des points de vue différents. Ainsi, quand je raconte une histoire, ce n’est pas en idéologue désireuse de confronter deux idéologies également dogmatiques, mais en conteuse préoccupée de faire partager son point de vue » (« Voici venu septembre » 2003, p. 321-322). L’essai pour rester libre et demeurer une force alternative de proposition-création doit toujours s’écrire aux bords de la fiction : « Pour ma part, peu de choses ont le pouvoir de me terrifier davantage que l’idée suivant laquelle il existerait une charte immuable des devoirs et responsabilités de l’écrivain et de l’artiste […] Entraver leur essor, alourdir leurs ailes avec des principes de moralité et de responsabilité en vigueur dans la société où ils vivent, les ligoter à l’aide de valeurs préconçues, c’est réduire leur entreprise à néant » (« L’écrivain militant » 2003, p. 180).
Ses essais, même s’ils ne requièrent pas le temps beaucoup plus long de la fiction, ne sont pas écrits « à chaud » et nécessitent souvent des enquêtes sur le terrain de plusieurs mois, par exemple auprès des naxalites (membres de groupes révolutionnaires paysans marxistes, combattus en tant que « terroristes » par le gouvernement indien) dans « Walking with the Comrades » (2012) ou de la tribu des Dongria Kondh dans « The Greater Common Good » (1999). Ces temps d’immersion permettent à l’auteure d’éviter tout positionnement surplombant et d’inverser le rapport entre sujet écrivant et objet de l’enquête : « Les écrivains s’imaginent qu’ils empruntent leurs histoires au monde […] c’est l’inverse qui est vrai : ce sont les histoires qui empruntent leurs auteurs au monde […] Elles nous enrôlent. Elles insistent pour être racontées » (« Voici venu septembre » 2003, p.321).
Roy ne répond pas aux « crises », elle répond à leur instrumentalisation et à l’usage détourné du langage à des fins idéologiques. Elle propose par exemple une critique du discours du Progrès, ou ce que le penseur décolonial Arturo Escobar décrit comme l’idéologie « développementiste » [5], dans l’essai « Énergie du pouvoir et pouvoir de l’énergie » (« Power Politics : The Reincarnation of Rumpelstiltskin » , 2001). Dans « Ben Laden, secret de famille de l’Amérique » [« The Algebra of Infinite Justice »] et « Guerre est paix » [« War is Peace »], Roy dénonce les destructions matérielles, sociales, psychiques, culturelles, provoquées par les guerres des États-Unis et de leurs alliés en Afghanistan et en Irak, et critique de l’usage euphémistique de termes comme « dommages collatéraux », « Opération Justice Infinie », et « Opération Liberté Perpétuelle ». Son engagement vise à dénoncer et réduire l’écart entre les mots et le réel, pour qu’un massacre ou un génocide, comme celui de milliers de musulmans dans l’état du Gujarat en 2002, soit bien reconnu comme tel.
Le lien entre local et global se retrouve dans chacun de ses essais et correspond à la fois à la réalité du monde dans lequel nous vivons et à un positionnement stratégique pour l’auteure. Si les combats sont locaux, vécus et de pensés depuis l’Inde, depuis le Cachemire, le Gujarat, depuis les mines d’extraction de bauxite au sud de l’état de l’Orissa, ou encore depuis le méga-barrage de Narmada dans l’état du Madhya Pradesh, les logiques néo-libérales et impériales contre lesquelles ces combats s’organisent sont bien globales. Elle considère que « l’Inde est à l’image du monde » (« L’écrivain-militant » 2003, 179) ; l’expression exacte utilisée en anglais est celle de « microcosme du monde ».
Les essais de Roy montrent ainsi comment les conflits indiens sont situés dans le monde et comment les logiques de la globalisation s’implémentent en Inde. En effet, Roy se positionne auprès des écosystèmes bouleversés, des populations affectées, déplacées ou exterminées, et contre les politiques de « Progrès », dictées par les grands groupes industrialo-financiers et les organismes internationaux, tels la Banque Mondiale ou le FMI, et d’« Union » nationale à l’origine de ces bouleversements. L’auteure emploie à ce sujet l’expression évocatrice de « Nouveau Sécessionisme » [6], car l’« Union » nationale n’est en réalité que promotrice de creusements des inégalités et des discriminations.
Roy est attentive aux politiques étrangères des États tirant profit des politiques destructices du lien social en Inde, comme lorsque l’état Indien privatise le secteur de l’électricité qu’il revend à Enron ou qu’Emmanuel Macron se déplace en Inde pour accompagner Areva dans la vente de centrales nucléaires. Elle expose également comment l’islamophobie au Nord rend le fascisme hindou, les massacres et répressions des populations musulmanes au Gujarat, au Cachemire ou en Assam sous le gouvernement Modi acceptables voire justifiés. Une partie des essais compilés dans The Algebra of Infinite Justice (2002) concerne spécifiquement l’ordre mondial post-2001. Les positions de Roy concernant la guerre en Irak sont développées dans « An Ordinary Person’s Guide to Empire » (avril 2003) et « Peace and the New Corporate Liberation Theology » (novembre 2004), deux essais publiés dans An Ordinary Person’s Guide to Empire (2004) et son engagement auprès de Snowden et Wikileaks donnent lieu à la publication de Things that Can and Cannot be Said (Que devons-nous aimer ?) avec John Cusack en 2016.
En termes de stratégie d’écriture, ces glissements du local au global et vice-versa permettent à Roy de contrer certaines accusations comme celle de parler à la place des subalternes ou des collectifs en lutte. Par exemple, l’essai « En écoutant les sauterelles » correspond à une conférence prononcée à Istanbul le 18 juin 2008 à l’occasion du premier anniversaire de l’assassinat de Hrant Dink, rédacteur en chef du journal Agos, édité en arménien et en turc. Roy souligne en ouverture qu’elle n’est pas là pour s’approprier le combat des Arméniens de Turquie, mais parce que « [leurs] combats ne sont pas fondamentalement différents » (2011 : 202). L’essai ne traite pas du génocide arménien, mais du génocide musulman au Gujarat en 2002 alors que l’État était gouverné par l’actuel premier ministre indien Narendra Modi. Elle reprend pour son auditoire l’histoire du BJP (Bharatiya Janata Party) et son aile idéologique le RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh [7]) à l’aune du mouvement nationaliste turc du début du XXe siècle et son mot « Union et Progrès », signifiant nationalisme et néo-libéralisme génocidaire.
Arundhati Roy écrit en anglais et se sert de sa notoriété internationale pour atteindre un lectorat mondial et ainsi non seulement faire connaître des luttes mais également montrer en quoi les logiques de répression et de destruction restent les mêmes bien que répercutés en divers points du globe. Néanmoins, l’écrivaine ne se présente jamais comme la porte-parole de ces groupes en lutte qu’elle parle depuis l’Inde ou depuis l’étranger. Par ailleurs, ses écrits ne se donnent pas réellement pour tâche d’exposer les objectifs, modalités d’action, et résultats des différents groupes et personnes investis dans des mouvements de résistance locale. Si l’on prend l’exemple du méga-barrage Sardar Sarovar développé dans « Pour le bien commun », Roy n’évoque qu’à deux reprises le Narmada Bachao Andolan, mouvement actif depuis les années 1980 et auquel participent adivasis (membres de tribus indigènes), paysans, écologistes, et militants des droits de l’homme, pas plus qu’elle ne s’emploie à rendre compte des nombreux courts et longs métrages et publications qui documentent également la situation sur le barrage. Il s’agit davantage de rendre compte des effets dévastateurs de la politique « développementiste » en Inde et d’engager son écriture dans une contre-attaque intellectuelle à échelle globale. Par exemple, lorsqu’elle est appelée à comparaître pour « outrage criminel à magistrat » en février 2001 dans le cas précis de sa participation aux manifestations contre le projet du méga-barrage sur la Narmada, elle répond par un pamphlet à portée universelle intitulé « On Citizens’ Rights to Express Dissent » (paru dans Power Politics en 2001).
Pour atteindre cette échelle globale, Roy utilise les divers canaux et réseaux de diffusion à sa disposition et n’hésite pas republier ses écrits en divers lieux. Généralement, ses essais sont d’abord publiés en format papier ou en ligne, dans des magazines indiens anglophones combattant idéologie et politique néo-libérales et généralement engagés auprès minorités, notamment Frontline, Outlook, et The Nation [8], avant d’être regroupés sous forme d’anthologie, ce qui leur assure une très large diffusion. Son premier essai, « La fin de l’imagination » (août 1998) paraît par exemple simultanément dans Frontline et Outlook. Son second essai, « Pour le bien commun » est également publié dans ces deux magazines en juin 1999. Puis, les deux essais sont regroupés dans The Cost of Living en 1999 et reparaissent aussi dans The Algebra of Infinite Justice (2002). « Power politics » et « The Ladies Have Feelings, So … Shall We Leave It To The Experts ? » paraissent séparément, dans Power Politics (2001) et dans The Algebra of Infinite Justice (2002). « Ahimsa », « Come September », « The Loneliness of Noam Chomsky » et « Confronting Empire » paraissent dans War Talk (2003) et An Ordinary Person’s Guide to Empire (2004). L’exemple le plus parlant est sans doute son fameux essai « En écoutant les sauterelles » qui est tout à la fois une conférence prononcée à Istanbul, un essai publié en Inde dans le magazine Outlook le 4 février 2008, à Chicago dans le n°58 de la International Socialist Review (mars-avril 2008) et de par le monde grâce à la parution de l’ouvrage Listening to the Grasshoppers en 2009 et sa traduction en français en 2011. Son tout dernier ouvrage, My Seditious Heart, publié en juin 2019 reprend l’ensemble de ses essais en un seul et même volume de plus de mille pages.
Ceci est bien sûr sans compter les nombreuses interventions et entretiens qu’elle donne dans les médias aux États-Unis et en Europe, notamment pour The Guardian depuis 2009 et depuis 2001 pour la chaîne d’information en ligne de la gauche états-unienne, « DemocracyNow », fondée et co-dirigée par Amy Goodman, au sujet de l’Inde, des désastres écologiques à l’ère du capitalocène, et des guerres néo-impériales menées au nom de la « démocratie ». [9] On peut interpréter cette politique médiatique de deux manières – comme une stratégie commerciale certes, mais aussi comme une volonté de l’auteure d’occuper l’espace public à la manière des mouvements sociaux tels « Occupy Wall Street ».
Les essais d’Arundhati Roy ont déjà été largement traduits en français (voir bibliographie en fin d’article) et la revue XXI de l’hiver 2017 lui a consacré long un entretien. [10] Néanmoins, l’auteure reste avant tout connue et étudiée en France pour sa production romanesque, notamment dans les programmes de littérature postcoloniale à l’université, et n’intervient pas dans le débat public en français. Cependant, parce qu’ils évoquent depuis l’Inde des dynamiques et des politiques globales, ses écrits donnent des pistes d’analyse concernant des phénomènes comme l’accumulation des richesses, la privatisation et le sous-investissement des secteurs publics, l’exportation de la guerre et la mise en place de régimes de surveillance massive, la montée des fascismes et des violences policières, touchant également l’Europe et la France.
De plus, les filiations militantes de Roy sont moins indiennes qu’internationales et plus spécifiquement états-uniennes – Noam Chomsky, à qui elle consacre l’essai « La solitude de Noam Chomsky » en janvier 2003, Edward Said, Howard Zinn, Amy Goodman, Michael Albert, Chalmers Johnson, William Blum, Anthony Arnove, et Edward Snowden dans l’affaire Wikileaks. Dans « La solitude de Noam Chomsky » par exemple Roy rend hommage au travail et au militantisme de l’universitaire et s’inscrit dans la lignée de sa pensée en mettant en parallèle la rhétorique déployée dans les « Papiers du Pentagon » au sujet de la guerre du Vietnam et analysée par Chomsky dans The Reasons of State (1973) avec la guerre en Irak annoncée par Georges W. Bush en 2003. De même, elle exprime son engagement pour la liberté de conscience et d’expression, contre l’état d’urgence et de surveillance généralisé, en soutenant des figures mondialement connues – comme Julian Assange et Edward Snowden dans Things that can and cannot be said (2016) [Que devons-nous aimer ?] – et non en prenant pour partie de faire connaître les nombreux lanceurs d’alerte indiens, celles et ceux écrivant sur le site tamoul « Savukku » et Jeetendra Ghadge, Vishwa Bandhu Gupta, J.N. Jayashree, Amit Jethwa, Saurabh Kumar, Satish Shetty, Rinku Singh Rahi, pour la plupart assassiné.e.s dans les années 2000-2010 ou ayant subi des tentatives d’assassinat.
Le succès international de la romancière est en réalité à double tranchant. Il lui permet d’exposer des exactions et de relayer des combats depuis le local vers le global. Cependant, sa position au sein de l’élite sociale et culturelle complique son rapport au pouvoir et sa légitimité vis-à-vis des groupes militants. L’exemple sans doute le plus frappant concerne la controverse autour de l’introduction « The Doctor and the Saint » qu’elle publie pour la réédition en 2014 de l’ouvrage d’Ambedkar de 1936 The Annihilation of Caste. Son introduction est jugée scandaleuse par de nombreux militants et militantes dalit qui s’expriment à ce sujet dans la cadre de conférences ou d’entretiens pour la chaîne DalitCamera. La poétesse télougou Joopaka Shubrada conteste à Roy le droit de parler de la situation dalit alors qu’elle n’en partage pas la condition et se situe du bon côté de la ligne de la caste. [11] Concernant le texte lui-même, on reproche à son introduction, longue de 179 pages, de ne pas correspondre au format attendu et d’escamoter le texte qu’elle est censée introduire. L’introduction n’apporte pas un panorama complet du contexte politique et intellectuel dans lequel Ambedkar rédige ce que les dalits comparent au Capital de Marx. Elle n’expose pas non plus les conditions précises de rédaction, ou encore l’état des manuscrits, et les étapes de la réception de l’ouvrage. [12] D’autre part, étant donné les longs développements où elle présente la philosophie et la politique gandhienne et cite les passages où Gandhi a pu dénigrer Ambedkar, les auteur.e.s et militant.e.s dalits vivent la publication comme une insulte et la soupçonne de s’être servie d’Ambedkar pour en réalité pour faire la promotion de Gandhi. [13]
L’introduction débute en réalité sur une explication du système castéiste puis s’engage dans une critique acerbe de ce système qu’elle qualifie de génocidaire. L’auteure s’intéresse notamment à l’intersection caste/classe et au renforcement des inégalités depuis l’entrée de l’Inde dans l’ère néo-libérale. Dans le même temps, elle chronique la montée du mouvement Dalit en tant que force politique depuis le début du XXe siècle et rend compte des politiques de reconnaissance et discrimination positive. La suite de l’introduction vise à situer Ambedkar dans une longue tradition anti-castéiste en Inde, depuis les écrits bouddhistes, les poèmes bhakti au XIVe siècle, et les ouvrages réformistes aux XIXe et XXe siècles, et à comparer son travail et sa position vis-à-vis des castes à celle de Gandhi. À la décharge de Roy, l’introduction ne dresse pas un portrait particulièrement flamboyant de Gandhi. Elle précise qu’il aura fallu énormément de temps (Roy emploie l’expression de « glacial pace ») pour que celui-ci change ses positions concernant la question de la caste et elle rappelle également que Gandhi n’est pas parti en Afrique du Sud pour faire de l’agitation anti-coloniale mais pour servir l’Empire, ses guerres, et y apprendre le racisme à l’égard de la population locale zulu.
Ainsi, la positionalité de Roy et les réactions que sa positionalité suscite en contexte local et auprès de groupes subalternisés indiquent une facette moins connue de l’auteure en dissonance avec son image plus consensuelle à l’étranger, là où l’anglais et l’appartenance à la caste brahmane ne sont plus des marqueurs indépassables de distinction et de privilège. Ces controverses ne sont pas propres à Arundhati Roy mais renvoient à des débats et réalités sociales en Inde au sujet des intersections langue/caste/privilège/mobilité, comme le souligne le sociologue Satish Deshpande dans « The Story of My English ». [14] Par ailleurs, au sujet de l’usage de l’anglais, il reste à noter que les essais de Roy sont traduits en langues vernaculaires indiennes et régulièrement distribués gratuitement sur les campus, dans les villages, et les forêts, attestant d’une réception vernaculaire et hors circuits privilégiés.
Par ailleurs, le succès littéraire fait de Roy une cible de marque pour les gouvernants souhaitant orner leur image d’une bonne conscience démocratique et progressiste. Ainsi, Emmanuel Macron, en visite officielle en Inde et accompagné de la multinationale française de l’énergie nucléaire Areva, se félicite d’avoir pu rencontrer l’auteure. Dans l’entretien qu’elle donne pour la chaîne DemocracyNow, Roy semble parfaitement consciente des raisons du déplacement officiel du président français : « Bien, tout d’abord permettez-moi de préciser qu’il ne s’agit pas seulement du président Trump. Vous savez, même Obama est venu ici embrasser Modi. Macron est venu et a embrassé Modi. Trump n’a pas fait le déplacement pour embrasser Modi, mais c’est Modi qui est venu jusqu’à lui et a embrassé Trump. Tout ceci est affaire de signature de contrats » (ma traduction). [15] Néanmoins, plutôt que de choisir le boycott et de rendre cette action publique, elle accepte de rencontrer le président Macron, alors même que la population locale affectée par la construction de ces méga-centrales nucléaires, notamment à Jaitapur, organise le mouvement #Macron Go Back. Macron pourra par la suite se féliciter de cette « rencontre littéraire ».
Finalement, c’est sur le terrain de la fiction que le militantisme de Roy porte le moins à confusion. En janvier 2006, elle refuse le Prix de la Sahitya Akademi en signe de protestation contre les politiques néo-libérales et la militarisation du gouvernement, et en 2015, elle rend la récompense nationale qu’elle avait reçue en 1989 pour le meilleur scénario de film en signe de protestation contre la terreur et la censure du régime Modi. Dans son essai publié en février 2003 « Confronting Empire », elle exprime le fait que la confrontation aura lieu sur le terrain littéraire : « Notre stratégie ne doit pas se limiter à résister à l’Empire, mais bien à en faire le siège. À le priver d’oxygène. À lui faire honte. À le ridiculiser. Avec notre art, notre musique, notre littérature, notre opiniâtreté, notre joie de vivre, notre éclat, notre implacable détermination – et notre aptitude à raconter nos histoires à nous. Et pas celles dont on nous matraque quotidiennement » (« Résistons à l’empire » 2003, p. 86).
En mai 2019, suite à la publication de son dernier roman The Ministry of Utmost Happiness, Roy est invitée par PEN America à prononcer la conférence Arthur Miller pour la liberté d’écriture (Arthur Miller Freedom to Write Lecture). Elle définit la fiction cette fois non plus seulement comme arme mais aussi comme « abris » : « La littérature est un espace fragile, mais il est également indestructible. Lorsqu’il est détruit, nous le reconstruisons. Parce que nous avons besoin d’abris. J’aime beaucoup l’idée d’un besoin de littérature. La littérature nous abrite. Elle offre des abris de toutes sortes » (ma traduction). [16] Dans cette même conférence, Roy cite Gauri Lankesh, Narendra Dabholkar, M.M. Kalburgi, et Govind Pansare, assassiné.e.s parce qu’elles et ils se sont opposé.e.s à l’extrême droite en Inde. Elle mentionne les intellectuel.les et activistes tué.e.s en Inde parce que défendant le droit du peuple cachemiri à disposer de lui-même, la liberté de la presse, ou encore dénonçant la corruption des grands groupes et des hommes au pouvoir. La littérature est donc doublement un abri. Elle est abri en situation de violence et censure politiques lorsque celles et ceux qui défendent la justice de certaines causes risquent la prison ou la mort. Elle est aussi abri lorsqu’elle se donne pour vocation d’imaginer d’autres configurations plus justes, accueillantes ; attentives et bienveillantes, du monde.
par , le 3 janvier 2020
Les essais d’Arundhati Roy (par ordre chronologique)
1999. The Cost of Living. New York : Modern Library.
• 1. The Greater Common Good
• 2. The End of Imagination
• 2001. Power Politics. Cambridge, Mass. : South End Press.
• 1. The Ladies Have Feelings, So … Shall We Leave It To The Experts ?
• 2. Power Politics : The Reincarnation of Rumpelstiltskin
• 3. On Citizens’ Rights to Express Dissent
2002. The Algebra of Infinite Justice. London : Flamingo.
• 1. The end of imagination
• 2. The greater common good
• 3. Power politics
• 4. The ladies have feelings, so…
• 5. The algebra of infinite justice
• 6. War is peace
• 7. Democracy
• 8. War talk
2003. War Talk. Cambridge, Mass : South End Press.
• 1. War Talk : Summer Games With Nuclear Bombs
• 2. Ahimsa
• 3. Come September
• 4. The Loneliness of Noam Chomsky
• 5. Confronting Empire
2004. An Ordinary Person’s Guide to Empire. London : Flamingo.
• 1. Ahimsa
• 2. Come September
• 3. The Loneliness of Noam Chomsky
• 4. Confronting Empire
• 5. Peace is war
• 6. An ordinary person’s guide to empire
• 7. Instant-mix imperial democracy (buy one, get one free)
• 8. When the saints go marching out
• 9. In memory of Shankar guha niyogi
• 10. Do turkeys enjoy thanksgiving ?
• 11. How deep shall we dig ?
• 12. The road to Harsud
• 13. Public power in the age of empire
• 14. Peace and the new corporate liberation theology
2009. Listening to Grasshoppers. Field Notes on Democracy. London, New York : Hamish Hamilton.
• Introduction : Democracy’s Failing Light
• 1. Democracy : Who’s She When She’s at Home
• 2. How Deep Shall We Dig ?
• 3. « And His Life Should Become Extinct » The Very Strage Story of the Attack on the Indiian Parliament
• 4. Breaking the News
• 5. Custodial Confessions, the Media, and the Law
• 6. Baby Bush, Go Home
• 7. Animal Farm II : in Which George Bish Says What He Really Means
• 8. Scandal in the Palace
• 9. Listening to Grasshoppers : Genocide, Denial, and Celebration
• 10. Azadi
• 11. Nine is Not Eleven (and November isn’t September)
• 12. The Briefing
2012. Walking with the Comrades. New York : Penguin Books.
2014. « The Doctor and the Saint. » dans Annihilation of Caste, par Bhimrao Ramji Ambedkar. 17-179. New Delhi : Navayana Pub.
•2016. Things That Can and Cannot Be Said. Chicago, IL : Haymarket Books.
2019. My Seditious Heart. Collected Non-Fiction. London : Hamish Hamilton.
En français
• (trad. Claude Demanuelli) Le Coût de la vie, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 1999.
• (trad. Frédéric Maurin) Ben Laden, secret de famille de l’Amérique, Gallimard, coll. « Hors série Connaissance », 2001.
• (trad. Claude Demanuelli) L’Écrivain-militant, intégralité des essais et articles politiques écrits depuis 1998. Paris, Folio, 2003.
• Contient : « La fin de l’imagination » ; « Pour le bien commun » ; « Énergie du pouvoir et pouvoir de l’énergie » ; « L’écrivain-militant » ; « Ben Laden, secret de famille de l’Amérique » ; « Guerre est paix » ; « Rumeurs de guerre » ; « Ahimsa » ; « Résistons à l’empire » ; « La solitude de Noam Chomsky » ; « Voici venu septembre ».
• (trad. Secours Rouge) « Ma marche avec les camarades », 28 juillet 2005,.
• (trad. Claude Demanuelli) La Démocratie : notes de campagne : En écoutant les sauterelles, Paris, Gallimard, coll. « Du Monde Entier », 2011.
• (trad. Juliette Bourdin) Capitalisme : une histoire de fantômes, Paris, Gallimard, coll. « Hors série Connaissance », 2016.
• (trad. Juliette Bourdin) Que devons-nous aimer ? À la rencontre d’Edward Snowden : essais et conversation. Paris : Gallimard, 2016.
Claire Gallien, « Arundhati Roy, ou l’engagement du littéraire », La Vie des idées , 3 janvier 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Arundhati-Roy-ou-l-engagement-du-litteraire
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Dans son introduction à l’édition critique de Annihilation of Caste (2014), ouvrage rédigé et publié par Bhimrao Ramji Ambedkar en 1936, Arundhati Roy se présente en ces termes : « My father was a Hindu, a Brahmo. I never met him until I was an adult. I grew up with my mother in a Syrian Christian family in Ayemenem, a small village in communist-ruled Kerala. » (« The Doctor and the Saint » p. 17).
[2] Randeep Ramesh, « Live to Tell », The Guardian 17 Feb 2007.
[3] « Fiction and nonfiction are only different techniques of story telling. For reasons that I don’t fully understand, fiction dances out of me, and nonfiction is wrenched out by the aching, broken world I wake up to every morning » (Lensic Performing Arts Center Santa Fe, New Mexico, 18 September 2002).
[4] « a remarkable ideological continuity that draws her single work of fiction and her essays together » ; Émilienne Baneth-Nouailhetas. « Committed Writing, Committed Writer ? », dans Globalizing Dissent. Essays on Arundhati Roy, éd. par Ghosh, Ranjan et Antonia Navarro-Tejero (New York : Routledge, 2009) : 99.
[5] Voir l’article consacré à Escobar dans La Vie des Idées.
[6] L’expression est notamment utilisée et définie dans « How deep shall we dig » (avril 2004) : « Une forme nouvelle de Sécessionisme a cours en Inde. Nous pourrions lui donner le nom de Nouveau Sécessionisme. Il s’agit de la version inversée de l’Ancien Sécessionisme. Des personnes qui appartiennent à un tout autre régime économique, un tout autre pays, une toute autre planète, prétendent faire partie de celle-ci » (ma traduction) (« There is new kind of secessionist movement taking place in India. Shall we call it New Secessionism ? It’s an inversion of Old Secessionism. It’s when people who are actually part of a whole different economy, a whole different country, a whole different planet, pretend they’re part of this one » dans An Ordinary Person’s Guide to Empire 2004, p. 223. Dans En écoutant les sauterelles, Roy écrit : « L’ère du libéralisme économique a conduit à la sécession la plus réussie de toute l’histoire de l’Inde » (2011, p.226).
[7] Voir l’article de Sylvie Guichard publié dans La vie des idées le 15 novembre 2016, [« Populismes indien>https://laviedesidees.fr/Populismes-indiens.html].
[8] Voir par exemple le dernier essai de l’auteure, « India. Intimations of an Ending. The Rise of Modi and the Hindu Far Right » publié dans The Nation online, en date du 22 novembre 2019.
[9] L’ensemble des entretiens sont regroupés sur cette page.
[10] « J’ai appris à transgresser » dans Revue 21 n°37 (hiver 2017).
[11] Voir la conférence publique de Joopaka Shubrada le 10 avril 2014 et diffusé sur DalitCamera.
[12] Ce problème est relevé, entre autres, par Dr K. Srinivasulu dans son entretien pour DalitCamera le 29 mars 2014.
[13] On pourra écouter à ce sujet les interventions de K. Srinivasulu à nouveau, et également Bojja Tharakam, et Dr K. Satyanarayana.
[14] Satish Deshpande, “The Story of my English”, The India Forum, 6 sept. 2019.
[15] « Well, firstly, let me say that it was not only President Trump. You know, even Obama came there and embraced Modi. Macron came there and embraced Modi. Trump hasn’t come there and embraced Modi, but Modi has come here and embraced Trump. All of it has got to do with business deals », Transcript of the interview of Arundhati Roy with DemocracyNow, 13 May 2019, 34 :30.
[16] « I mention this because it taught me that the place for literature is built by writers and readers. It’s a fragile place in some ways, but an indestructible one. When its broken, we rebuild it. Because we need shelter. I very much like the idea of literature that is needed. Literature that provides shelter. Shelter of all kinds. » Abridged version of Arundhati Roy’s PEN America Arthur Miller Freedom to Write Lecture, delivered on 12 May 2019, reproduced in The Guardian 13 May 2019.