Du Mexique à l’Europe, Arnaud Exbalin enquête sur les massacres en masse de chiens indésirables au XIXe siècle en s’appuyant sur une documentation inédite.
Du Mexique à l’Europe, Arnaud Exbalin enquête sur les massacres en masse de chiens indésirables au XIXe siècle en s’appuyant sur une documentation inédite.
Depuis une quinzaine d’années, les questions animalières n’ont cessé de prendre de l’importance dans le vaste champ des sciences humaines. Cette dynamique a trouvé dans la recherche historique un domaine d’expression privilégié qui fait aujourd’hui de cette discipline l’un des secteurs d’avant-garde des études animalières ; c’est ce qu’illustrent, notamment, les travaux pionniers d’Éric Baratay, Damien Baldin ou de Jean-Marc Moriceau (sur les loups) qui ont poussé les historiens, mais aussi les sociologues – à l’instar de Dominique Guillo par exemple –, à écrire désormais l’histoire avec les animaux. Parmi ces derniers, les chiens apparaissent comme des terrains d’expérimentation de première importance, moins parce qu’ils sont les plus anciens (domestiqués) et les meilleurs amis de l’homme que parce qu’ils ont alimenté une production documentaire relativement importante du fait, notamment, des problèmes sanitaires qu’ils ont posés et posent encore plus particulièrement dans les villes. Comme l’avait montré Donna Haraway, leur étude apparaît comme un biais privilégié pour appréhender la relation entre l’homme et l’animal.
L’ouvrage d’Arnaud Exbalin s’inscrit dans cette veine et à la pointe de l’actualité de ce secteur fécond de la recherche en se focalisant, comme l’annonce son titre, sur la question de l’entreprise d’éradication des canidés menée à grande échelle et sur la longue durée pluriséculaire par les autorités de la ville de Mexico. C’est là, il n’est pas vain de le relever, un sujet neuf à bien des égards (approche diachronique, cadres spatiaux transcontinentaux, thématiques abordées, modalités de l’analyse) notamment en ceci qu’il offre une étude de cas aussi pointue que fouillée.
L’auteur a trouvé à Mexico une documentation inédite aussi abondante que diversifiée générée par des autorités confrontées régulièrement à une inflation de la population canine impressionnante puisqu’on dénombre jusqu’à plusieurs dizaines de milliers de chiens dans les rues de cette ville à la fin du XVIIIe siècle ! Face à cette situation, le recours au massacre (ou tuerie) s’est imposé aux pouvoirs publics. L’analyse de cette notion de massacre qui est le cœur de l’introduction ancre l’enquête dans une lecture tout à la fois multiscalaire (politique, sociale, culturelle, matérielle) et pluri-disciplinaire (historique, anthropologique, zoologique, sanitaire) autorisée par une maîtrise totale du sujet. C’est bien ce qui apparaît à la lecture des huit chapitres qui suivent, agrémentés d’une vingtaine d’illustrations souvent méconnues qui viennent à propos éclairer une démonstration dense mais toujours très claire. En annexe, une dizaine de témoignages échelonnés dans la durée appuient les démonstrations avec pertinence.
D’une façon générale, l’étude s’organise en deux grandes parties. La première (chapitres 1 à 5) est focalisée sur le cas de Mexico. L’auteur part d’une présentation originale de la place des chiens dans la colonisation de l’Empire aztèque (1519-1521) considérée sous le jour du « choc de deux mondes canins » opposant d’une part, le molosse tueur d’indiens des Espagnols et, d’autre part, le chien autochtone véritablement endémique du Mexique (cette race remonterait au moins à 3000 ans) : des xoloitzcuintles qui sont des chiens nus à la peau douce.
Ces chiens tenaient dans le monde aztèque une place de premier plan (du fait des pouvoirs thaumaturges et religieux qui leur étaient attribués) qu’indique la signification de leur nom : « chien dieu ». C’est ce qui explique pourquoi les autorités de Mexico ont élevé, le 12 août 2016, cette race canine au rang de patrimoine culturel et symbole mexicain.
C’est le métissage de ces deux types chiens qui donne, au XVIIIe siècle, le chien errant stigmatisé comme nuisible par les règlements municipaux qui le dénoncent comme un véritable danger pour la population. Pour tenter de juguler l’inflation de cette population canine les autorités de Mexico optent pour des mesures radicales d’éliminations massives. C’est l’objet du chapitre 2, qui s’attache à l’analyse des deux grands canicides de 1790-1792 et 1797-1800, au cours desquels sont supprimés par empoisonnement 20 000 chiens dans le premier cas, et 14 301 dans le second. Il s’avère que l’explication hygiéniste fondée sur la crainte de la rage – l’une des grandes craintes dans l’Europe du second XVIIIe siècle qui enregistrait un retour marqué de cette maladie – ne résiste pas à la réalité car il n’y avait pas de rage à Mexico au moment des tueries. Il faut donc aller au-delà en interrogeant la place du chien dans la culture mésoaméricaine, qui s’avère particulièrement importante jusque dans les cosmogonies améridiennes, en la mettant en perspective avec la conquête européenne. L’auteur livre ici une analyse originale des récits de cette conquête en montrant comment les chiens, communs à l’ancien et au nouveau monde, furent instrumentalisés par les Européens qui firent de leurs canidés (tueurs, chasseurs – hommes et gibiers –, gardiens) non seulement des instruments, mais encore des symboles de leur victoire et de leur supériorité.
Après les discours produits à l’occasion des campagnes d’éradication des chiens (chapitre 3), l’étude glisse de la théorie à la pratique avec la présentation des personnels municipaux chargés de la mise à mort des canidés dont l’auteur brosse un portrait nuancé (chapitre 4). Enfin, Arnaud Exbalin élargit son propos en comparant le cas des chiens aux autres animaux qui peuplaient les villes anciennes (chapitre 5). Cette mise en perspective lui permet de constater que les chiens constituent « un cas extrême d’évolution des systèmes domesticatoires » qui concerne tant les canidés que leurs maîtres sommés de les contrôler. En effet, explique l’auteur, « en faisant massacrer les chiens errants par milliers, les autorités imposaient aux maîtres de nouveaux modes de domination qui reconfiguraient dans la longue durée les rapports anthropocanins ». Ainsi, les propriétaires de chiens se devaient de ne plus les laisser divaguer, ce qui impliquait qu’ils les contrôlent plus et mieux via le port de la laisse, d’un collier, voire d’une muselière (plus tard l’on systématisera le tatouage puis la puce électronique). Les contraintes imposées aux maîtres pour le contrôle de leur animal présupposent et impliquent donc qu’ils aient bien assimilé les normes en vigueur à l’égard des animaux. Et, de fait, la « décanisation » de l’espace public peut se lire comme une illustration ponctuelle d’une entreprise plus générale visant tous les animaux qui, depuis l’Antiquité, vaguaient librement dans les villes et villages.
Dans les trois derniers chapitres constituant la seconde partie, l’auteur élargit son propos en changeant de focale. On passe ainsi de Mexico à l’Europe de l’Ouest avec une interrogation sur la relation entre l’homme et le chien articulée autour du canicide qui n’était pas une particularité coloniale. De fait, durant la seconde moitié du XIXe siècle, les tueries de chiens tendent à se généraliser tout en se perfectionnant (chapitre 8) à l’heure d’un hygiénisme triomphant. C’est le temps du développement des fourrières et des chambres à gaz canines élaborées en Angleterre (où elles sont testées pour la première fois en 1873 et en 1880 en France), procédé qui se diffuse rapidement dans les pays industrialisés et que complètent des fours crématoires. On peut alors parler d’un véritable système canicide qui peut se déployer avec des variantes selon les pays mais qui reste fondamentalement le même partout. Et l’auteur de suggérer, comme une piste à explorer, une relation possible entre ces procédés et les pratiques exterminatoires mises en œuvre par les nazis (p. 248-249) : on gaze dans des chambres létales et l’on élimine les cadavres dans des crématorium. Les similitudes ne sont certainement pas fortuites.
On est surpris de constater combien un sujet tel que celui des massacres de chiens perpétrés du XVIIIe siècle à nos jours peut être un prisme aussi pertinent que stimulant pour revisiter l’histoire de la colonisation par et avec les chiens, mais aussi pour une meilleure compréhension de l’histoire des relations entre l’homme et les chiens dans l’Ancien comme dans le Nouveau monde. L’on comprend ainsi que nos chiens de compagnie domestiqués sont le produit récent d’une longue histoire faite de violence participant d’un vaste processus d’éradication de l’errance animale. Voici donc une nouvelle pièce à verser au procès de civilisation des mœurs – grille d’analyse visant à comprendre comment l’on devient « civilisé » en se contrôlant de plus et plus et de mieux en mieux – instruit naguère par Norbert Elias. On rejoint là Damien Baldin qui, dans son Histoire des animaux domestiques, XIXe-XXe siècle (Paris, Seuil, 2014), avait proposé une première déclinaison de cette évolution introduite dans les centres urbains en montrant que la familiarisation des animaux participait d’un processus de domestication visant à les contrôler.
Au bout du compte, l’ouvrage d’Arnaud Exbalin est une indéniable réussite appelée à faire référence.
par , le 14 septembre 2023
Bibliographie
• BALDIN (D.), Histoire des animaux domestiques, XIXe-XXe siècles. Paris, Seuil, 2014.
• BARATAY (E.), Le point de vue animal. Une autre version de l’histoire, Paris, Seuil, 2012.
• BARATAY (E.), Cultures félines (XVIIIe-XXIe siècle). Les chats créent leur histoire. Paris, Seuil, 2021.
• GUILLO (D.), Les fondements oubliés de la culture. Une approche écologique. Paris, Seuil, 2019.
• HARAWAY (D.), Manifeste des espèces de compagnie. Chiens, humains et autres partenaires. Paris, Éditions de l’Éclat, 2010 ; rééd. Paris, Flammarion, coll. Climats, 2018. Titre original : The Companion Species Manifesto. Dogs, People and Significant Otherness. Chicago, Prickly Paradigm Press, 2003.
• MORICEAU (J.-M.), L’homme contre le loup : une guerre de deux mille ans. Paris, Fayard, 2011.
• MORICEAU (J.-M.), Sur les pas du loup. Tour de France historique et culturel du loup du Moyen Âge à nos jours. Paris, Ed. Montbel, 2013.
Jean-Luc Laffont, « Histoire du canicide », La Vie des idées , 14 septembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Arnaud-Exbalin-La-grande-tuerie-des-chiens
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