Les monarchies du Maghreb colonial sont relativement peu connues aussi bien dans les travaux d’historiens que dans les discours populaires et médiatiques. Les recherches sur la colonisation française en Afrique du Nord se concentrent généralement beaucoup plus sur l’Algérie et particulièrement sur la guerre d’indépendance (1954-1962) qui a conclu la décolonisation formelle du Maghreb. Le livre d’Antoine Perrier est important en ce qu’il s’intéresse à l’empire français dans cette région sous un angle novateur : en étudiant ce qu’il dénomme les états « polycentriques » résultant des États tunisiens et marocain qui dans le cadre du protectorat français, et donc sous cette autorité coloniale, étaient constitués d’administrations locales (qu’elle soit tunisienne ou marocaine) et supervisés par des administrateurs coloniaux français.
Antoine Perrier démontre la spécificité de ces régimes en analysant leurs structures administratives. Dans les deux protectorats, les chefs d’États maghrébins — le bey en Tunisie et le sultan au Maroc — tous deux héritiers de dynasties de longue date gouvernent en apparence leur pays et leurs sujets parallèlement aux résidents généraux français. La langue arabe prime dans les communications gouvernementales. Des administrations entières tentent alors d’agir loin du contrôle des administrateurs coloniaux. Simultanément, les fonctionnaires et serviteurs français, tunisiens, et marocains se mobilisent individuellement et collectivement pour améliorer leurs conditions respectives de travail. Comment ces ensembles hétérogènes ont-ils contribué à la formation des États en Afrique du Nord au XIXe et XXe siècle ? C’est à cette question qu’Antoine Perrier tente de répondre. Pour ce faire, il compare le Maroc et la Tunisie en articulant histoire politique, sociale et juridique.
État ou États ?
Le sous-titre du livre évoque « l’État » au singulier, mais Perrier distingue le plus souvent « deux formes d’État » (p. 96) qui cohabitent dans chacun de ces deux pays : un État colonial et une monarchie. En Tunisie comme au Maroc, ces deux entités sont alors juridiquement liées. Durant l’époque coloniale, le bey en Tunisie et le sultan au Maroc incarnent la souveraineté de chaque pays, mais cette « fiction juridique » (p. 81, p. 139, voir aussi p. 96) dissimule le pouvoir que la France s’est octroyé par l’entremise des traités fondateurs des protectorats—d’abord en Tunisie dès 1881 et ensuite au Maroc dès 1912. Dans les deux pays, un haut diplomate français, le résident général, agit en tant que chef de facto du protectorat et dirige des nouvelles administrations superposées aux monarchies préexistantes.
L’auteur démontre que les beys et les sultans sont loin d’être des pantins (p. 138) manipulées par la France. Ces souverains, mais aussi les administrations qu’ils président, maintiennent leur « autonomie » (voir entre autres p. 18, p. 103-104, p. 112, p. 127, p. 179) tout au long de la période coloniale. La France s’appuie sur ces administrations locales, qui aident à « gouverner les populations colonisées » (p. 101), mais les agents de ces administrations agissent souvent en poursuivant leurs propres intérêts.
L’importance qu’accorde Perrier à « l’autonomie » des monarchies rompt de façon convaincante avec la tendance historiographique qui a longtemps exagéré l’emprise de l’État colonial sur les sociétés maghrébines. [1] Son travail se joint à celui d’une nouvelle génération d’historiens qui s’est interrogé sur la place de la colonisation et de l’héritage colonial dans l’histoire moderne et contemporaine du Maghreb, dans la continuité de Isabelle Grangaud et M’hamed Oualdi. [2] Leur démarche a cherché à recentrer la compréhension des dynamiques coloniales autour des archives locales plutôt que celles produites par l’empire français en Afrique du Nord, sans toutefois négliger la violence inhérente à l’empire coloniale. Perrier cite également les travaux d’Augustin Jomier et Charlotte Courreye, historiens spécialistes de l’Islam en Algérie coloniale qui utilisent eux aussi des sources arabes issues d’une société colonisée. [3]
Entre histoire et comparaison
Perrier propose une lecture diachronique de l’époque coloniale de la Tunisie et du Maroc structurée en trois parties, chacune divisées en trois chapitres : 1) « Cohabiter » (années 1880- années 1920), 2) « Réformer » (années 1920- années 1940), et 3) « Triompher » (années 1940-1956). Ces coupures chronologiques généralisent les thèmes communs aux deux pays, mais n’indiquent pas, à première vue, les complexités divergentes entre les cas tunisiens et marocains. Le mot « triompher » faisant référence à la décolonisation prend par exemple un sens très différent dans chacun de ces deux pays. En embrassant à la fois le cas tunisien et le cas marocain, le plan du livre est parfois difficile à suivre, mais les chapitres réussissent à éclairer le lecteur.
Dans le premier chapitre sur le Maghreb avant la colonisation française, l’auteur précise que grâce aux réformes entreprises par l’État beylical au cours du XIXe siècle, le protectorat en Tunisie s’est consolidé autour d’un État déjà plus structuré qu’au Maroc du début du XXe siècle. Dès le début de son protectorat, la Tunisie s’organise autour d’une « bicéphalie de l’exécutif » composée du bey et du premier ministre, alors qu’au Maroc « le Makhzen est encore organisé autour de la figure du sultan » (p. 54). [4] Cette différence administrative entre les deux pays s’est ensuite accentuée au cours de l’époque coloniale avant de se renforcer au moment de la décolonisation. Au Maroc, la monarchie « triomphe » — elle est encore aujourd’hui en place. En revanche, la décolonisation en Tunisie met fin de façon permanente à la monarchie, délogée par la République du leader nationaliste Habib Bourguiba. C’est en quelque sorte le « triomphe » d’une autre partie de l’état, celui du premier ministre, rôle détenu par Bourguiba lui-même en 1955 (p. 325).
Selon l’auteur, un autre facteur explique « la vie et la mort des monarchies » dans les deux pays et est lié aux contributions foncières des fondations pieuses appelées « habous » au Maroc et « waqf » en Tunisie. Ces fondations, gérées par des administrations autonomes, constituaient pour les monarchies des sources financières indépendantes. Au Maroc, les richesses des fondations s’accroissaient par l’entremise de nombreuses propriétés urbaines, ce qui constituait un atout majeur pour le sultan. En Tunisie, cependant, ces mêmes fondations étaient plongées dans des difficultés financières. Leurs acquis étant principalement situés en dehors des centres urbains, ils ont été érodés par la colonisation rurale. En conséquence, les beys ou souverains nominaux de la Tunisie ne disposaient pas des mêmes ressources que les sultans marocains.
Deux arguments clés se détachent de ces thèmes. Le premier est que le colonialisme s’est construit sur l’héritage administratif du Maghreb du XIXe siècle, et que les deux pays suivaient déjà à cette époque des trajectoires différentes. L’autre enseignement de taille, c’est que de grandes structures étatiques telles que les administrations de fondations pieuses furent beaucoup plus déterminantes que des « hommes providentiels » — Bourguiba en Tunisie ou le sultan Mohammed V au Maroc, par exemple. Cette lecture de l’histoire par les grands hommes influence encore l’historiographie de l’Afrique du Nord au XXe siècle. Ces deux volets d’analyse se combinent pour offrir un portrait riche du sort divergent des monarchies des deux pays.
Archives et sources essentielles
Un atout majeur du livre est la profondeur de la recherche à la fois archivistique et secondaire, en particulier dans les sources de langue arabe. L’auteur souligne l’importance de ces documents, sans toutefois leurs attribuer une « vérité » qui contrasterait avec le « mensonge » des données coloniales (p. 39). Si la consultation de ces documents en arabes est « indispensable » (p. 338), c’est avant tout parce que des sections administratives entières des deux monarchies utilisaient principalement cette langue dans leur documentation ainsi que dans leurs correspondances externes.
Les observations de l’auteur sur le fonctionnement des langues au sein des administrations renforcent ses arguments sur « l’autonomie » des deux monarchies à l’égard du pouvoir colonial. Les administrateurs locaux utilisaient une langue —l’arabe — qu’un grand nombre de fonctionnaires français ne pouvaient ni comprendre, ni traduire. Perrier propose une analyse utile des limites de la traduction de l’arabe au français que les fonctionnaires ont souvent (mais pas toujours) fait en marge de documents écrits en langue arabe, aspect cher aux historiens qui ont parfois tendance à s’appuyer sur ces traductions plutôt que sur les textes d’origine. Dans un contexte où « les bureaux de traduction sont systématiquement débordés dans les deux protectorats » (p. 272, voir aussi p. 143), il en résulte une documentation bilingue limitée.
Pour compléter cette immersion dans les sources primaires maghrébines, l’auteur étudie de façon impressionnante les travaux des historiens de l’Afrique du Nord, champ de recherche qui est devenu de plus en plus arabophone au cours de dernières décennies. Si des historiens de l’Afrique du Nord coloniale négligent aujourd’hui toujours les sources primaires en arabes, l’oubli de travaux arabophones secondaires est encore plus commun. Monarchies du Maghreb reconnaît la richesse de ces œuvres : « Autant que les sources, ce sont les travaux en arabe et en français des historiens marocains qui élargissent nos questionnements » (p. 16). Les travaux des historiens Tunisiens sont aussi cités, même si la bibliographie n’inclut pas les livres importants de quelques historiens tunisiens sur la mosquée-université Zaytūna, pourtant essentielle à l’argument de Perrier. [5]
Histoire vue d’en haut ou d’en bas ?
Monarchies du Maghreb est un livre complexe qui fait appel à plusieurs méthodologies et objets d’études, passant de l’histoire juridique de grandes institutions étatiques à l’histoire sociale des serviteurs les plus modestes. L’histoire juridique par le « haut » permet d’analyser des décisions du Conseil d’État, acteur peu connu des historiens du Maghreb colonial. En théorie, cette juridiction garante de l’ordre administratif français n’aurait pas dû étendre ses compétences aux protectorats qui juridiquement étaient des pays étrangers. Pourtant, dès les années 1920, le Conseil d’État commence à y intervenir. Dans un chapitre fascinant, l’auteur explique comment le Conseil d’État tente de normaliser le statut légal des protectorats. [6]
À cette analyse par « le haut », Perrier combine une étude fouillée des revendications de fonctionnaires français, cadres marocains, et conseillers tunisiens. Le cas d’un groupe d’employés en Tunisie est ainsi à l’origine de la première intervention du Conseil d’État dans le protectorat (p. 87, p. 139-141). Présenter ces serviteurs et fonctionnaires des États comme sujets principaux du livre propose une perspective stimulante qui permet de penser ensemble les acteurs français, tunisiens, et marocains (voir par exemple p. 81-82, p. 88-90 et p. 101), sans toutefois oublier les inégalités qui les séparent dans un contexte de domination coloniale et de racisme. Ces histoires sociales apparaissent comme l’aspect le plus novateur du livre. En fin de compte, la défense concrète de ces droits par ceux qui travaillent au sein de États (p. 29) s’est avérée plus déterminante que les discours de juristes, qui nourrissent le plus souvent des « fictions juridiques ».
La complexité du livre n’enlève rien à son importance. Les historiens du Maghreb colonial ne pourront négliger ni les arguments ni les méthodologies de Perrier. Cet ouvrage ouvrira aussi de nouvelles pistes d’analyses pour mieux comprendre ce qu’était un protectorat au XIXe et au XXe siècle.
Antoine Perrier, Monarchies du Maghreb. L’État au Maroc et en Tunisie sous protectorat (1881-1956), Paris, Éditions de l’EHESS, 2023, 379 p., 24 €.