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A Lack of Clarity (2020) de Stefan Kruse Jørgensen

Recension Arts

Peut-on imaginer le XXIe siècle ?

À propos de : Andrea Pinotti, Antonio Somaini, Culture visuelle. Images, regards, médias, dispositifs, Les Presses du réel


par Barnabé Sauvage , le 20 octobre 2022


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En synthétisant les débats contemporains sur la nature et les fonctions de l’image produite par les dispositifs techniques, Andrea Pinotti et Antonio Somaini étendent le champ du visible à de nombreux usages de l’image encore largement méconnus.

D’une grande qualité didactique, Culture visuelle peut se lire comme un manuel. Le livre est avant tout riche de la synthèse des productions théoriques relatives à l’image en général, et à l’image en mouvement en particulier, c’est-à-dire d’un ensemble a priori épars qui s’étend de l’iconologie analytique héritée de l’histoire de l’art du XIXe siècle d’un côté, aux théories de la photographie qui naissent au début du XXe, en passant par les études visuelles fondées sur la psychologie expérimentale ou prenant en compte la dimension anthropologique ou culturelle. À mesure que la lecture avance, cependant, il apparaît de plus en plus (et notamment dans les deux chapitre inédits, ajoutés lors de la traduction en français) comme un essai à la pointe de la recherche francophone sur les nouvelles théories de l’image produite par des dispositifs techniques (qui regroupe la photographie ou le cinéma, mais aussi bien d’autres formes plus contemporaines comme la vidéo numérique en flux, la photogrammétrie, les algorithme de reconnaissance de pattern, etc.). Culture visuelle s’avère ainsi une somme aussi bien rétrospective que prospective sur les mutations contemporaines des cultures de l’image.

L’enjeu principal du livre est en effet d’écrire les fondations d’une histoire culturelle de la vision pour un XXIe siècle dont l’horizon tend vers l’an-iconicité, vers l’apparente disparition – ou du moins la recomposition radicale – de l’image dans la culture contemporaine. La thèse paraît doublement paradoxale. L’avènement d’un « tournant iconique », remettant l’image au centre des débats des études culturelles, ne date en effet que du début des années 1990. Et celui-ci semble avoir été entériné, sinon démontré, par l’expérience désormais commune des torrents d’images offerts par la culture populaire et de la vie quotidienne. La thèse de l’an-iconicité n’en est pas moins énoncée avec force dans les deux derniers chapitres, consacrés à la réalité virtuelle (VR) et à l’intelligence artificielle (IA), c’est-à-dire à deux manières d’expérimenter et de figurer qui témoigneraient d’une sortie de la conception traditionnelle de l’image.

Image thermique d’une caméra de vidéosurveillance dans un centre commercial à Las Vegas dans le film A Lack of Clarity (2020) de Stefan Kruse Jørgensen

Si le cadre et sa fonction de séparation entre l’espace de la représentation et celui des spectateurrices était jusque-là au cœur de toute les pratiques de l’image fixe ou en mouvement – de la camera obscura d’Alberti au XVe siècle jusqu’aux plans du cinématographe – l’expérience de la VR semble au premier abord mal ajustée à une telle généalogie. Celle-ci est définie comme une image dite autonégative, c’est-à-dire comme une forme visuelle niant sa propre nature de représentation au profit d’une expérience sensorielle sans cadre, sans montage – bref sans coutures apparentes, pour reprendre la métaphore du critique de cinéma André Bazin rêvant à une mise en scène si réaliste qu’elle s’apparenterait à la broderie de « la robe sans couture de la réalité [1] ». Peut-on alors analyser comme une image l’immédiateté (au sens propre, l’absence de médiation tangible) immersive de la VR ?

De même, les images créées et traitées par les machines algorithmiques que nous nommons « intelligence artificielle » peuvent-elles être encore assujetties aux mêmes règles que les images traditionnelles ? Le dernier chapitre démontre en effet que ces objets n’ont plus rien de visible, mais sont le résultat d’ « opérations entièrement automatisées et de nature statistique de localisation de pixel et d’identification de forme » (p. 379). Ces artefacts non plus visibles mais transformées en contenu informationnel binaire (matériau que les auteurs nomment machine-readable), modifie drastiquement la notion même de « visuel ». À commencer par la création même (on parle désormais de génération) de l’image, pouvant être automatisée par des « réseaux antagonistes génératifs » (ou GAN), à la pointe de la technologie jusqu’à la percée récente des modèles « à diffusion guidée » comme le programme DALLE 2. Cette mutation a pour fonction principale de rendre possible leur utilisation pour la reconnaissance automatique de signaux, et en effet nombre de systèmes de surveillance ou de conduite assistée peuvent désormais par ce moyen jauger l’agressivité d’un individu dans une foule, ou estimer la présence et la vitesse d’un véhicule. Dans une telle conception de l’image, celle-ci n’est plus uniquement un phénomène visuel, mais bien plutôt une infographie nous renseignant sur l’état des bases de données à partir desquelles elle a été créée.

À quoi peuvent donc bien servir les ressources de la théorie de l’image du passé pour approcher des objets dans lesquels est nié le caractère clos de l’image (comprise traditionnellement comme un contenu visuel séparé du monde par un cadre) ? Comment penser la « visualité » au-delà même de l’expérience perceptive de la vision, à laquelle l’IA nous habitue chaque jour davantage ? En dépit de cette avancée technique, rendant en apparence incommensurables l’image traditionnelle et les réalités contemporaines, les deux auteurs de Culture visuelle ne sont pas désarmés pour envisager les nouvelles modalités de ces artefacts aux frontières du visible.

Situer la vision

La camera obscura au XVIè siècle. D’après Techniques of the Observer (1992) de Jonathan Crary

Les auteurs replacent ces apparentes nouveautés au sein d’une généalogie plus large des techniques de construction de l’image et d’une théorie de la vision qui envisage l’acte de voir dans sa dimension historique et culturelle. En effet, l’apparente disparition de l’auteur de l’image dans les espaces de perception non-humains de l’IA ou transhumains de la VR n’a pas pour cause l’invalidation des théories antérieures. Au contraire, ces nouvelles images en démontrent la pertinence en révélant les tentatives de ces dispositifs de naturaliser l’acte de vision, d’en rendre évidente la réalité et de suspendre notre questionnement à leur sujet. Par opposition, l’analyse de la culture visuelle permet de ramener ces images à leur caractère construit, à leur état d’artefact. La VR, démontrent en effet les auteurs, ne liquide pas la réflexion sur la question du point de vue : « pendant que nous sommes convaincus de piloter en autonomie le cadrage, nous sommes encadrés par le discours et dans le discours de l’auteur » (p. 356). De même l’IA n’abolit pas la « vision du monde » particulière que ses algorithmes mettent en application : au contraire, les images créées et traitées par ordinateur ont pour fonction d’être intégrées au nouvel ordre économique et politique, celui de l’automatisation de la production, de la surveillance de masse et de la gestion des conflits armés par drones interposés.

Les auteurs plaident ainsi pour la nécessité absolue de « situer les images et les actes de vision dans un contexte culturel précis » (p. 5) afin de ne pas les considérer comme des « entités abstraites et anhistoriques », mais bel et bien comme le produit de « facteurs technologiques et médiaux, sociaux et politiques » (p. 6) historiquement déterminés et toujours potentiellement renouvelables. Pour cette raison, l’histoire de ces déterminations occupe la plus grande partie des quatre premiers chapitre du livre, qui proposent une passionnante histoire de l’ « historicisation » de la notion de regard.

Cette histoire trouve sa première impulsion dans la sociologie et l’histoire de l’art des années 1970, cherchant à dévoiler « l’œil d’une époque », c’est-à-dire les configurations matérielles de l’expérience du sujet dans un passé plus ou moins lointain. L’expérience artistique au XVe siècle italien est en effet radicalement différente de la nôtre, comme le démontre par exemple M. Baxandall, car l’image artistique est alors profondément liée au contexte religieux de sa réception. L’histoire de la vision s’avère par la suite largement enrichie par le développement anglo-américain des visual studies, discipline remettant en cause le primat accordé aux arts plastiques pour qualifier l’expérience visuelle. En effet, la société de marché mise en œuvre par le capitalisme tardif, en devenant la source productrice de la plupart des actes d’images contemporains (la culture populaire, la publicité par exemple), a supplanté le monopole figuratif dont bénéficiait jusque-là la tradition (religieuse et artistique notamment).

Dans ces perspectives, augmentées des acquis des études de genre et décoloniales, l’image devient autre chose qu’une simple représentation naturelle de l’état du monde, un reflet, mais s’avère un champ de force dynamique et conflictuel, une fabrique du rapport social entre des individus. Par exemple, ainsi que l’ont démontré les études féministes étudiant spécifiquement la représentation hollywoodienne classique, la mise en scène n’est pas seulement la projection d’un rapport de force (en l’occurrence, le patriarcat) existant en dehors de l’image. Bien plutôt, l’image elle-même renforce et produit cet état social particulier qui assigne les femmes à un certain nombre de tâches et de rôles sociaux stéréotypés. Ce modèle scientifique donne le ton de l’ensemble des études visuelles, pouvant dès lors se présenter comme une « analyse de la ‘construction visuelle du monde social’ en même temps que [celle de] la ‘construction sociale du visuel’ » (p. 63).

Parallèlement à ces études anglo-américaines, les auteurs pointent les contributions déterminantes pour le champ (et ignorées jusqu’à récemment en France) de la théorie allemande des médias (Medienwissenschaft). Les travaux théoriques de cette école, attentifs aux contraintes techniques qui pèsent sur les pratiques de l’information, de la culture ou même de l’art, développent ainsi la notion de « techniques culturelles » pour désigner ces opérations médiatiques qui participent au façonnement de la vie culturelle d’une société. Dans un livre pionnier, B. Siegert avait par exemple démontré l’importance déterminante du développement du réseau postal pour la littérature romantique européenne, en reliant l’essor du genre épistolaire à la possibilité technique (le développement des routes, des ponts, et des services de coursiers) et socio-politique (une administration centralisée) de sa réalisation effective [2].

Ainsi, contre la tendance des études non attentives à la dimension culturelle et historique de l’image comme peuvent l’être la psychologie gestaltiste ou les études cognitives, les auteurs remettent au centre de l’étude de l’image sa dimension matérielle, c’est-à-dire tout à la fois sa construction sociale et historique, propre à une époque et à un contexte, et sa pesanteur concrète, sa pratique ordinaire et tangible.

Conduire le visible

Étienne-Jules Marey “Marche en flexion. Locomotion militaire : épure. Graphique obtenu au moyen de la chronophotographie géométrique partielle”. Collège de France, legs Marey (1905)

On comprend mieux désormais pourquoi, en choisissant pour objet l’étude du « visible », le livre n’écrit pas une histoire d’une « vision naturelle » qui dépendrait des capacités biologiques de l’œil humain, mais s’intéresse plutôt à l’« acte de mise en perspective, projeté à partir d’un point de vue spatialement et temporellement concret ». Ce point de vue « dirigé vers des objets et des phénomènes qui se placent dans le champ visuel selon des modalités qui dépendent en partie du choix des dispositifs techniques et matériels qui encadrent la vision » (p. 56-57) désigne ce qui fait de l’image (abstraite) une picture (une image concrétisée dans une forme matérielle, un support, un cadre et une matérialité propre).

Pour les auteurs, la notion de « dispositif » décrit tout acte ou support matériel contraignant à une « conduite de la vision », comprise à la fois au sens matériel-spatial (comment les stratégies de la représentation attirent le regard et le maintiennent dirigé dans une direction) et mental (comment la rhétorique propre de l’image facilite pour le sujet regardant la naissance d’une idée déterminée). Le dispositif « représente l’ensemble des éléments technico-matériels qui disposent et organisent, dans l’espace… la relation entre les images et le spectateur et contribuent ainsi à structurer la manière dont les images sont perçues » (p. 207). L’histoire des images, ainsi que la comprend la perspective de la culture visuelle, n’est donc pas seulement l’étude des propriétés d’une œuvre ou d’un produit visuel, mais se définit donc prioritairement comme l’histoire des manières dont la vision a été conduite à regarder ces images. Ce qui inclut également – et peut-être prioritairement – toutes les méthodes par lesquelles la vision est amenée à s’oublier comme acte médié, à oublier par qui et pourquoi a été produite l’image – bref à se considérer comme une compréhension immédiate. La VR évoquée par les auteurs en est un des exemples les plus frappants, et la compréhension de ses spécificités nécessite d’être replacée dans une généalogie des pratiques de l’image qui, depuis le mythe de Narcisse, tentent de faire oublier le caractère infranchissable de la frontière entre vie et représentation.

De même, l’image traitée par l’IA nécessite d’être envisagée dans le temps long des images n’ayant pas pour but premier la représentation fidèle d’une réalité extérieure, mais plutôt la pratique directe, l’agentivité sur la réalité. Si l’action des images sur le monde social ne s’est jamais démentie, comme l’ont montré les approches culturelles et critiques évoquées précédemment, force est de constater le pas franchi par les nouvelles images techniques produites dans une visée instrumentale. Ce type d’image, qui sort des musées et des salles de cinéma pour s’exiler vers les territoires économiques, industriels ou scientifiques mais aussi (et surtout) vers les applications managériales, sécuritaires et militaires, a été appelé par le cinéaste et artiste allemand Harun Farocki « image opératoire ». Il désignait par-là ces objets visuels « dont la fonction primaire est de participer à des opérations de contrôle, de détection, d’inspection, de mesure, de géolocalisation, de suivi, de ciblage et d’activation », bref, agissant comme « instruments, interfaces ou instructions pour des actions » (p. 398-399) à l’exemple des images produits par les drones militaires pour identifier une cible au sol. Les images, terminent les auteurs, n’ont ainsi pas seulement pour but de représenter la réalité pour en consigner les contours pour l’histoire ou le plaisir du spectacle mais, par ces actions-même, jouent un rôle social et politique spécifique. Les rappeler à leur nature d’image, c’est-à-dire de produit social, constitue ainsi une précaution essentielle, surtout lorsque celles-ci tentent elles-mêmes de s’en évader.

Appuyé sur des exemples glanés parmi de nombreux arts et pratiques de l’image, et de nombreuses reproductions en couleur, Culture visuelle achève ainsi d’étendre le champ du visible à de nombreux usages de l’image encore largement invisibles. Plus largement, sa parution dans un contexte de recomposition du champ scientifique français (hésitant encore entre l’appellation traditionnaliste « études cinématographiques » et les sirènes anglo-américaines des « études visuelles ») permet de proposer un programme ambitieux pour une nouvelle génération soucieuse d’une compréhension élargie des phénomènes socio-culturels entourant l’image.

Andrea Pinotti, Antonio Somaini, Culture visuelle. Images, regards, médias, dispositifs, traduction de l’italien par Sophie Burdet, Paris, Les Presses du réel, 2022, 424 p., 29€.

par Barnabé Sauvage, le 20 octobre 2022

Pour citer cet article :

Barnabé Sauvage, « Peut-on imaginer le XXIe siècle ? », La Vie des idées , 20 octobre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Andrea-Pinotti-Antonio-Somaini-Culture-visuelle

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Notes

[1André Bazin, «  Renoir français  », Cahiers du cinéma, n°8, janvier 1952, p. 29.

[2Bernd Siegert, Relays : Literature as an Epoch of the Postal System, Stanford University Press, 1999 [1993].

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