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« Dépenses sociales et démocratie »

jeudi 24 janvier 2008



par David Valence (doctorant à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris)

Annales. Histoire, sciences sociales, n°6, novembre –décembre 2007.

« Dépenses sociales et démocratie », p. 1389-1423.

La question du lien entre le devenir démocratique des sociétés et le niveau de leurs dépenses sociales a suscité une historiographie abondante au cours des trente dernières années. Le dernier ouvrage de l’économiste américain Peter H. Lindert (Growing public, Social Spending and Economic Growth Since the Eighteenth Century, Cambridge University Press, 2004) se distingue cependant par son ambition et par l’ampleur de la période considérée.

Dans son numéro de novembre-décembre 2007, la revue des Annales a choisi de publier deux lectures critiques de cette somme d’histoire économique, réservant à l’auteur la possibilité d’y réagir.

Gilles Postel-Vinay et R. Bin Wong questionnent les conclusions de Growing public en opérant des variations d’échelles ou des déplacements géographiques. Il s’agit de vérifier cette hypothèse : une société consacre d’autant plus de ressources aux politiques sociales que le corps politique en est élargi. Peter H. Lindert ouvre son étude avec le monde occidental des XVIIIe et XIXe siècles, avant de l’étendre à d’autres pays pour la période contemporaine. Il observe que la mutation qualitative et quantitative des dépenses sociales y est liée à l’ouverture et à l’efficacité du marché démocratique : ce constat est susceptible de nourrir notre réflexion sur certains aspects du débat contemporain.

Gilles Postel-Vinay reproche à Growing public de s’appuyer sur des données nationales. A trop centrer l’analyse sur les Etats, on risque de penser les sphères publiques et privées comme des invariants. Or, les transferts sociaux ont été largement pris en charge par des institutions locales jusqu’au milieu du XIXe siècle dans la quasi-totalité de l’Europe occidentale. Les dépenses en question ne laissaient aucune trace dans le budget des Etats. Peter H. Lindert le reconnaît lui-même dans sa réponse à Gilles Postel-Vinay (p. 1417-1423) : ses travaux ne permettent pas de comprendre l’importance des variations régionales en matière de taux de scolarisation dans la France des années 1880, par exemple. Il faudrait s’intéresser aux possibles dysfonctionnements du marché démocratique pour expliquer que les communes de Bretagne consacrent moins de moyens à l’éducation primaire que celles du Nord-Est à cette époque. Le champ de recherches ainsi ouvert autoriserait peut-être à nuancer la « causalité démocratique » au profit de considérations relevant plus du culturel.

R. Bin Wong conteste pour sa part que les conclusions de Growing public puissent être étendues à l’espace chinois. Au XVIIIe siècle comme dans la seconde moitié du XXe siècle, les dépenses sociales y connurent en effet une progression très importante : pas plus la Chine des Qing que la Chine populaire ne pouvaient pourtant être considérées comme des régimes démocratiques. Dans les deux cas, l’effort consenti en faveur des pauvres ou des enfants issus de milieux modestes s’expliquait plus par l’influence d’idéologies politiques imposant de rechercher le soutien populaire que par la crainte de subir un désaveu dans les urnes ou par la violence. Il n’est donc pas certain que l’émergence de la démocratie « à l’occidentale » conditionne l’apparition de formes d’Etat-providence.

Il apparaît dans l’ensemble que Growing public a été conçu comme une « synthèse provisoire et provocante » et non comme une somme indépassable. Son auteur –qui se consacre à la recherche depuis près de 40 ans- entendait peut-être moins « démontrer » que « stimuler » : c’est pourquoi Gilles Postel-Vinay compare l’ouvrage aux Caractères originaux de l’histoire rurale française de Marc Bloch.

Souhaitons à Peter H. Lindert la même postérité historiographique…


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