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Recension Histoire

À l’école post-coloniale

À propos de : Marie Salaün, Décoloniser l’école ? Hawai’i, Nouvelle-Calédonie, expériences contemporaines, Presses universitaires de Rennes


par Benoît Trépied , le 24 octobre 2013


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Que signifie « décoloniser les programmes scolaires » ? Comment répondre aux demandes des populations autochtones qui souhaitent un enseignement adapté à la culture locale ? C’est à ces questions que M. Salaün, après une enquête en Nouvelle-Calédonie et à Hawai’i, s’efforce de répondre.

Recensé : Marie Salaün, Décoloniser l’école ? Hawai’i, Nouvelle-Calédonie, expériences contemporaines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, 303 p.

Décoloniser l’école aujourd’hui : voilà un mot d’ordre a priori inattendu, tant en raison de la temporalité habituellement retenue pour parler de la décolonisation (les années 1960), que de l’objet concerné par ce processus (une institution et non un territoire). À cet égard, le premier mérite de l’ouvrage de Marie Salaün est de souligner combien la question de la décolonisation reste pertinente dans le monde contemporain. C’est le cas en particulier dans les anciennes colonies de peuplement du Pacifique et des Amériques, où les indigènes colonisés n’ont pu recouvrer leur souveraineté politique par l’indépendance, et revendiquent des droits collectifs à l’intérieur des États existants en tant que « peuples autochtones » — quitte à mettre à mal le principe de l’égalité citoyenne entre autochtones et non-autochtones. Parler de décolonisation dans ces situations oblige à aller au-delà d’une définition centrée sur la création de nouveaux États, et à penser cette dynamique dans d’autres espaces institutionnels et administratifs, notamment à l’école.

Sur les deux terrains océaniens étudiés par Marie Salaün — le territoire français de la Nouvelle-Calédonie et l’État américain d’Hawai’i —, des réformes ont été élaborées depuis deux décennies pour répondre aux demandes kanak et hawaiiennes de décolonisation de l’école ayant émergé dans les années 1970. Tel est le point de départ du livre : que se passe-t-il quand les politiques publiques tentent de tenir compte des revendications ? Au-delà des déclarations d’intention officielles, l’auteure rentre dans la « boîte noire » de l’école et examine en détail les dispositifs pédagogiques mis en œuvre au nom de cette décolonisation. Son travail repose sur la critique fine et informée d’une vaste littérature (institutionnelle, militante, pédagogique et scientifique) traitant des enjeux scolaires et des questions autochtones en situation coloniale et postcoloniale, à différentes échelles : dans les contextes locaux et nationaux des deux terrains d’enquête, dans d’autres pays aux problématiques similaires (Canada, Polynésie française, etc.) et sur la scène internationale. Marie Salaün s’appuie également sur un examen minutieux du matériel pédagogique (programmes, curriculum, exercices, etc.) et sur une enquête par entretiens auprès de responsables pédagogiques et politiques et de parents autochtones (kanak et tahitiens).

Décoloniser par la culture et les langues ?

Prendre au sérieux l’affirmation selon laquelle les réformes scolaires initiées depuis les années 1990 en Nouvelle-Calédonie et à Hawai’i constituent une décolonisation en actes de l’école, conduit la sociologue à identifier plusieurs tensions fondamentales. Il en est ainsi du hiatus entre la condamnation de « l’école coloniale » dans les années 1970 — qui justifiera les mesures prises au nom de la décolonisation — et la temporalité exacte du système scolaire ainsi incriminé. En réalité, l’école dénoncée dans les années 1970 n’était pas l’école indigène ségrégative de l’époque coloniale, mais l’école citoyenne assimilationniste, en tous points identique à celle de métropole, qui vit le jour après la Seconde Guerre mondiale. Cette distinction est essentielle puisque les réformes ultérieures vont logiquement se focaliser sur la question de la « déconnexion » vis-à-vis du référent métropolitain, plutôt que sur la question de la transmission d’un rapport spécifique à l’école qui remonterait aux expériences indigènes du système scolaire avant 1945 (et notamment de la ségrégation scolaire). C’est aussi à l’aune de la dénonciation du modèle assimilationniste des années 1950-1960 que l’on peut saisir la focalisation du débat sur les langues et les cultures autochtones. Marie Salaün parle ici d’une « illusion générale qui veut que décoloniser l’école revienne à y faire entrer la culture du colonisé » (p. 210).

Si l’adaptation de l’école aux spécificités linguistiques des Kanak et des Hawaïens fait l’objet d’un consensus officiel depuis la fin des années 1980, l’auteure identifie pourtant trois ordres de justification profondément divergents : patrimonial (préserver les langues comme patrimoine de l’Humanité), politique (réparer les injustices coloniales) et pédagogique (remédier à l’échec scolaire). Ce malentendu fondamental est probablement le prix du consensus mais n’en contribue pas moins à « obscurcir considérablement les enjeux contemporains de la place des langues et de la culture kanak à l’école » (p. 144). Des expériences très diverses en matière d’adaptation ont ainsi été tentées, tant en Nouvelle-Calédonie (dispositifs de la Direction de l’enseignement primaire et de la Province nord) qu’à Hawai’i (écoles d’immersion et Charter Schools), dont Marie Salaün décrit précisément les objectifs — tantôt culturels ou cognitifs, tantôt politiques ou patrimoniaux. Derrière cette typologie se joue l’enjeu majeur de la mise en conformité ou au contraire du « décrochage » de ces programmes vis-à-vis du cursus scolaire national — ce qu’on appelle familièrement le « syndrome bac cocotier ». Confrontés à l’impératif de l’évaluation, les promoteurs des réformes élaborent des réponses contrastées, révélant ainsi un champ de possibles politiques plus large qu’il n’y paraît à première vue. Alors qu’en Nouvelle-Calédonie les acteurs s’attachent à répondre scrupuleusement aux exigences des autorités de tutelle, leurs homologues hawaïens tentent au contraire de refuser l’injonction et de promouvoir des modalités d’évaluation alternatives.

Demande sociale et fonctions de l’école

Le dernier chapitre — à mon sens le plus décisif — interroge ce qui se passe concrètement quand on enseigne les cultures autochtones à l’école : quels sont les effets de ce processus sur la culture (dont la transmission se joue habituellement en dehors de l’école) et sur l’école (dont l’une des fonctions est de transmettre des savoirs qu’on ne peut acquérir ailleurs) ? Marie Salaün souligne ici combien la réflexion sur les contenus tend à faire l’impasse sur la question de la forme scolaire. Transformer des savoirs sociaux en savoirs scolaires suppose en effet de les rendre enseignables, programmables, légitimes socialement et épistémologiquement, fondés en systèmes logiques via la médiation de l’écrit, dépersonnalisés et décontextualisés. Or les « savoirs autochtones » sont presque tout le contraire : des savoirs locaux, oraux, enracinés dans l’expérience quotidienne, fonctionnels, fragmentaires, inégalement maîtrisés, en négociation constante, etc. Deux stratégies sont alors envisageables. La première, suivie en Nouvelle-Calédonie, consiste à « coller au plus près de tout cet ensemble de dispositifs et de marques formelles à quoi on reconnaît un “produit scolaire” (du style de rédaction des instructions officielles, aux types d’exercice en passant par les sujets d’examen) » (p. 243). Cette stratégie engage un tel travail de décontextualisation que le risque est grand de perdre de vue la finalité de cet enseignement, comme en témoignent les apories de l’exercice « Je construis mon arbre généalogique » analysé en fin d’ouvrage. La seconde alternative dite du « holisme méthodologique », mise en œuvre dans les Charter Schools à Hawai’i, prétend à l’inverse s’affranchir des contraintes conventionnelles au nom de la conformité culturelle. La question est alors celle d’une « dilution pure et simple de la forme scolaire » (p. 246).

Outre les responsables militants, Marie Salaün a également interrogé des parents autochtones — souvent eux-mêmes peu pourvus en capitaux scolaires — sur leurs attentes vis-à-vis de l’école. Or, et c’est un point fort de la démonstration, leurs propos témoignent d’une demande sociale « décalée » : non pas tant en faveur d’une école culturellement « adaptée », que d’une école permettant de « s’en sortir » socialement et économiquement dans la société dominante (par l’accès au salariat essentiellement). Et la sociologue d’enfoncer le clou : « Je ne crois pas qu’il faille surestimer l’attachement des autochtones à la présence de leur culture à l’école. C’est bien du contexte scolaire dont nous parlons, et donc en filigrane, d’une représentation des fonctions de l’école » (p. 210). Cet argument central postulant un cloisonnement étanche entre l’école et « la vie » — qui corrobore mes propres impressions ethnographiques — mériterait sans doute d’être affiné par d’autres investigations. Au-delà des situations formelles d’entretien, des enquêtes ethnographiques de longue durée au sein de familles autochtones permettraient d’en savoir plus sur leurs pratiques quotidiennes, attentes informelles et investissements différenciés vis-à-vis du système scolaire. L’ouvrage dessine ici des pistes de réflexion suggestives sur les expériences sociales des « individus-cibles » de ces programmes, qu’il conviendrait maintenant d’explorer de façon plus approfondie par l’ethnographie.

Penser la décolonisation et l’école en dehors de l’essentialisme

En fin de compte, le livre de Marie Salaün constitue un travail de référence sur la décolonisation de l’école à partir de deux points d’entrée principaux : les discours publics (politiques, scientifiques, pédagogiques) et les politiques institutionnelles (réformes scolaires). Le décryptage et la problématisation de ces enjeux nécessitent pour l’auteure de mobiliser des références nombreuses et variées et de synthétiser des discussions parfois très spécialisées. Cette exigence intellectuelle peut rendre ardue la lecture de certains passages très techniques. Difficile néanmoins de faire l’économie de ces débats : il faut bien affronter les questions de fond que soulèvent à la fois les nouveaux enjeux de la décolonisation (de l’État-nation aux « droits autochtones ») et les transformations des fonctions de l’école (du cloisonnement colonial puis de l’unification nationale à la décolonisation), si l’on veut réfléchir sérieusement aux conditions de possibilité d’une école émancipée du legs colonial. Assumer la complexité du dossier est aussi une façon de ne pas se contenter des postulats essentialistes qui bornent le plus souvent la discussion autour des revendications autochtones. Tel est peut-être, au fond, l’argument le plus convaincant de Marie Salaün : montrer que l’on a tout intérêt (intellectuel et politique) à penser les rapports entre décolonisation et école comme des phénomènes avant tout sociaux et historiques, ce qui suppose de « drastiquement reconsidérer le statut de la différence culturelle » ; autrement dit, d’abandonner les schèmes explicatifs du relativisme culturel qui, « préoccupé de réhabiliter la culture, la tient davantage pour une essence que pour un processus » (p. 178-179).

par Benoît Trépied, le 24 octobre 2013

Pour citer cet article :

Benoît Trépied, « À l’école post-coloniale », La Vie des idées , 24 octobre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/A-l-ecole-post-coloniale

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